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La brume de la nuit enveloppait doucement la capitale, caressant les toits vernissés des manoirs et les lanternes suspendues aux branches de pruniers en fleurs. Jiayi avançait d’un pas mesuré sur les pavés sombres du chemin menant au manoir Shen, accompagnée de Xiaolan, qui jetait encore des regards en arrière comme si le palais impérial allait surgir pour réclamer sa maîtresse.
— Quelle honte… marmonna Xiaolan en gonflant les joues. Ils ont osé t’humilier en plein banquet, et cette servante… elle était complice, j’en suis certaine !
Jiayi ne répondit pas immédiatement. Ses yeux fixaient droit devant, là où l’ombre du portail du manoir commençait à se dessiner entre les feuillages. Sa silhouette, droite comme un roseau, semblait pourtant légère, presque flottante dans l’obscurité. Elle finit par souffler, d’un ton calme :
— Il y a des batailles qu’on gagne mieux dans le silence. Que cette nuit soit la leur… Demain, ce sera la mienne.
Les lourdes portes du manoir Shen s’ouvrirent doucement sur leur passage. Les serviteurs s’étaient déjà alignés, inquiets, mais Jiayi les rassura d’un simple geste de la main. Seuls ses pas sur le bois ciré du couloir témoignaient de son retour. Xiaolan, toujours bougonne, la suivait de près, veillant à ce qu’aucune brise ne vienne déranger son silence digne.
Pendant ce temps, au sein du palais impérial, l’ambiance était tout autre.
Dans ses appartements richement décorés, l’impératrice Mingzhu s’était laissée emporter par le vin. Les jarres, autrefois soigneusement alignées, étaient à présent renversées, certaines brisées, laissant couler un liquide ambré sur le sol de jade.
— Jiayi… Jiayi… gronda-t-elle entre deux rires amers, les joues rouges et les yeux troubles. Une servante… ce n’est qu’une servante…
Ses mains tremblaient alors qu’elle levait encore une coupe. Lianfei avait tenté d’entrer, mais les eunuques lui avaient barré le chemin. L’impératrice s’était enfermée dans la solitude de son ivresse, son regard tantôt vide, tantôt flamboyant d’une colère brûlante.
Au même moment, l’empereur Nangong Liwei marchait dans les couloirs du palais du prince héritier. Le silence régnait, bercé seulement par le bruissement des rideaux de soie dans le vent nocturne. Il entra doucement dans la chambre de l’enfant. Le petit prince dormait paisiblement, blotti dans les bras d’un ours de brocart que Jiayi lui avait offert. Une lumière douce baignait son visage.
L’empereur s’approcha et resta là, un instant. Il observa les traits encore doux de son fils, puis soupira longuement.
— Mingzhu… tu vas trop loin.
Il caressa doucement les cheveux de son fils, puis quitta les lieux, la gorge serrée. Ses pas le ramenèrent lentement à ses propres quartiers, où l’attendait le poids du pouvoir et la solitude du trône.
Non loin de là, perché sur les tuiles bleutées d’un pavillon, le garde Wei observait la lune. Le vent nocturne soulevait doucement les pans de son manteau. Il s’était assis, les jambes croisées, les yeux perdus dans les souvenirs.
Un éclat d’acier, des cris, l’odeur du sang et du sable chaud… C’était une autre époque. Une époque de guerre, d’angoisse, mais aussi de courage. Il revoyait Jiayi, l’épée en main, menant les troupes au front. Il l’avait suivie, protégé son dos, vu ses cheveux voler dans le vent, ses yeux perçants comme ceux d’un faucon. Et ce jour-là, au milieu du fracas, il avait ressenti quelque chose d’étrange.
— Jiayi… murmura-t-il pour lui-même. Tu étais déjà lumière, même dans les ténèbres…
Un sourire discret naquit sur ses lèvres. Était-ce cela… aimer ? Il n’en était pas certain, mais son cœur battait autrement chaque fois qu’il pensait à elle.
Dans un autre quartier du palais, le précepteur Xu était allongé derrière son paravent de bambou. La lune traversait les interstices, projetant des motifs d’ombres sur le sol. Il tenait entre ses mains un rouleau qu’il ne lisait pas. Son esprit, lui, était ailleurs.
— Jiayi… tu es comme un poème qu’aucune plume ne peut écrire, pensa-t-il. Forte, mystérieuse, et pourtant si proche.
Il referma doucement le rouleau, puis souffla la chandelle. Le silence l’enveloppa. Pourtant, dans son esprit, le visage de Jiayi persistait, comme une étoile qu’on ne peut détourner du regard.
Et au dernier étage de sa demeure, dans une pièce secrète que nul serviteur n’avait jamais franchie, le conseiller Huang ouvrit un coffre. À l’intérieur, soigneusement enveloppé dans de la soie fine, se trouvait un portrait peint à la main. Jiayi, telle qu’il l’avait connue des années auparavant, encore jeune mais déjà fière.
Il posa un doigt contre le portrait en papier, presque avec révérence.
— Tu es la seule que je ne peux dompter… et pourtant la seule que je respecte au point de ne jamais vouloir t’abîmer.
Il referma le coffre avec précaution, le regard sombre. Ce n’était pas une obsession… c’était un serment silencieux.
La lune continuait de briller au-dessus de la capitale endormie. Mais dans les cœurs de ces hommes, une tempête s’annonçait. Tous étaient liés par une même étoile, une femme que le destin avait placée sur leur route comme un défi… ou un salut.
Et dans son manoir, Jiayi, assise devant une table de bois laqué, traçait lentement des caractères sur un papier de riz. Elle écrivait sans bruit, mais chaque mot semblait peser d’un poids immense.
Quand elle posa enfin son pinceau, elle murmura :
— Le vent se lève… bientôt, le feu éclairera la nuit.
Elle se leva, les yeux levés vers la lune.
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