C’était le 25 août, dans un planétarium, à la périphérie de la mégapole de Lawa, une soixantaine de kilomètres de chez Juo et Amélia.
Cela faisait maintenant deux mois qu’elle le savait… Il ne lui restait encore qu’une quinzaine d’années à vivre. Cette simple pensée hantait ses moindres rêves, ses instants précieux. Elle avait peur pour elle, mais aussi et surtout pour ses enfants.
Il n’y avait aucun moyen de savoir quand sa prochaine crise arriverait, elle pouvait à tout moment s’écrouler, tomber gravement malade, au point où même un rhume était risqué. Le masque ne la rassurait pas beaucoup plus. Son visage était figé, absente de l’instant présent.
- Amélia, amélia ? Est-ce que tu vas bien ? demanda Juo.
Se sortant de son cauchemar éveillé, d’un regard empreint d’une subtile peur, elle sourit à son père.
- Oui, tout va bien.
- Dit-moi si quelque chose ne va pas, d’accord ?…
- Oui, je te le dirai, dit-elle, hochant de la tête lentement.
- Alors, quelle autre activité allons-nous bien faire tout le monde ? convia le vétéran aux allures cybernétiques.
- Là-bas ! la madame qui nous dit tout sur les planètes ! s’il te plaît ! s’exclama sans cesse Kasper.
- Et pourquoi pas là où il y a le gros rocher ? Ça aussi ça m’intéresse, dit Irielle, pointant la reconstitution de l’énorme astéroïde.
- « Pourquoi je ne peux pas m’arrêter de penser à cela ? Pourquoi ça tombe sur moi ? Qu’avons-nous fait, moi et maman, pour être atteinte de la même chose ? », se demanda-t-elle, tout en maintenant un regard presque trop souriant.
- Maman, c’est quoi qu’on va faire en premier ? demandèrent les mioches.
Reprenant ses esprits, la protectrice des deux petits curieux afficha un sourire moins forcé.
- Allons voir pour l’animatrice, je crois que ça pourrait être très intéressant pour vous deux, dit-elle sans vraiment trop y penser.
Irielle ne semblait pas déçue, mais pas plus contente qu’il n’y fallait.
- YAY ! Les planètes, criait le gamin sur un coup de tête, se dirigeant en faisant la course.
Alors même qu’il se mit à faire le fou, il bouscula légèrement un adolescent en groupe, tombant au sol par inadvertance. Le grand se retourna.
- Dis-moi petit, où sont tes parents ? dit le grand, se penchant légèrement au-dessus du gamin.
D’un instant à l’autre, Kasper ne semblait plus si joyeux, son visage était figé, son souffle s’accélérait.
- Allez, répond… ou sinon je te frappe, dit-il, sur un ton légèrement agressif, sa main posé sur celle de l’enfant.
Quelques instants plus tard, une ombre couvrit Kasper et le collégien, prenant la main du plus petit sans plus s’expliquer. Une main d’un métal froid et d’une force oppressante se posa sur l’épaule de l’étudiant. Ce dernier leva son regard, rencontrant celui de l’imposant vétéran au cache-oeil.
- Si je te vois encore menacer un de mes enfants, c’est moi qui vais te frapper gamin, répliqua le grand-père avec un regard et un ton sinistres.
Tapant légèrement de sa main de métal l’épaule du pubère au visage figé, Juo se retourna tranquillement avec son petit-fils devant lui, se dirigeant vers l’animatrice.
- Grand-père… Merci.
- Ne refais jamais ce genre de chose en public, où cela pourrait arriver une autre fois. Les gens ne sont pas tous gentils comme ta mère, Kasper.
Se dirigeant vers là où se tenait le groupe assis sur des bancs, et la jeune dame parlant au petit public devant elle, Irielle leva la main avec entrain.
- Oui, quelle est ta question petite ?
- Pourquoi il n’y a pas plus de planètes dans le système solaire ? demanda-t-elle.
Quelques instants plus tard, une réponse fusa de la bouche de l’animatrice.
- Car c’est ainsi, à sa formation, notre système solaire s’est assemblé de cette façon, toutefois, nous aurions peut-être pu avoir d’autres planètes si l’un de nos deux soleils n’avait jamais existé… Est-ce que tu as une autre question comme cela ? demanda la petite dame aux cheveux noirs.
- Non merci, c’était ma seule question ! dit la jumelle.
Cependant, une autre main était levée, tout juste aux côtés de la gamine.
- Et comment on va dans l’espace ? Il y a des vaisseaux si je me trompe pas ? Comment on embarque dans les vaisseaux ? demanda le mioche.
Assaillie de questions, la présentatrice sourit de manière forcée… Elle comprenait très bien la question.
- Et bien… Nous… Nous ne…
- Rahhh, c’est bon, on le sait tous ! Ces crétins qui dirigent tout refusent simplement de nous laisser librement voyager dans l’espace !
Et puis un autre…
- Ouais… On est que des rouages… Ils n’en ont rien à foutre.
Et encore…
- Ces salopards. En plus, il faut tout faire pour eux !
La petite foule suivit.
- Mesdames et messieurs, calmez—
- FERME TA GUEULE, SALE PUTE ! dit un imposant homme, apparemment accompagné de son fils, se levant devant elle.
Couvrant ses enfants de la violence qui surgissait, Amélia se leva, le coeur battant à mille à l’heure, pendant que l’homme frappait l’animatrice devant d’autres enfants.
Juo, lui, avait le regard posé, presque figé sur la scène. Il ne semblait ni heureux, ni malheureux. Amélia sortit du planétarium à marche rapide, ignorant pour la majorité cette scène de haine chaotique.
Cela lui rappelait les paroles de sa mère : « La violence, la haine, l’intimidation… Tout ça, pour se sentir mieux que l’autre. À la fin, ça ne fait rien, sauf rendre tous et toutes misérables. Si un jour tu as toi aussi des enfants, empêche-les de succomber… À cette tentation ».
Franchissant les portes, les jumeaux dans les bras, l’extérieur s’invita comme une bénédiction. Déposant ses enfants au sol, une et mille questions fusèrent de leur part.
- Pourquoi est-ce que le monsieur est devenu méchant avec la madame ? demanda Kasper, trop curieux.
- Pourquoi tout le monde était en colère ? Et, c’est quoi une sale pute ? interrogea la soeur.
- Pourquoi personne n’est venu pour aider la madame ? Pourquoi grand-père n’a rien fait ? demanda-t-il.
- Maman, est-ce que ça va ? continua Irielle.
- Maman, pourquoi ?
- Pourquoi ?
- Pourquoi ?
Pourquoi.
- Taisez-vous, dit-elle d’un ton soudain.
Des gens qui passaient par là, jetèrent un regard noir sur la mère.
- Allez les enfants, on rentre à la maison, dit-elle sur un ton presque hâtif.
- Et grand-papy ? On ne peut pas l’abandonner maman, affirmait sa fille.
S’arrêtant quelques instants, la matriarche se souvenait. Son père était toujours à l’intérieur. Que pouvait-il être en train de faire ? Était-il encore dans la lune ? Elle connaissait assez son père, mais dans de pareilles situations, sa réaction pouvait être complètement aléatoire.
- « Qu’est-ce que je devrais faire ? Et s’il était en train de battre des gens ? Je ne pourrais jamais montrer ça à Irielle et Kasper. Peut-être que je devrais les laisser dans la voiture avec l’air climatisé et un appareil pour qu’ils se distraient… », pensa Amélia, très rapidement.
D’un léger sourire bienveillant, elle s’adressa à ses enfants en position accroupie.
- Mes petits monstres, je voudrais que vous restiez dans la voiture… Juste pour quelques minutes. Pendant ce temps, vous pourrez jouer à votre jeu préféré sur la tablette. Est-ce que ça vous convient ?
Les deux hochèrent la tête.
- D’accord maman… Mais ramène grand-papy avec toi ! dit la petite.
- Surtout, n’oubliez pas : quoi qu’il se passe, n’ouvrez jamais la fenêtre ni la porte à des inconnus, même si c’est la police, dit-elle, avant de recommencer à marcher.
Une demi-minute plus tard, les portes s’ouvrirent, puis se refermèrent. Air frais et tablette se joignaient aux enfants dans une voiture verrouillé pour assurer leur sécurité.
Marchant tranquillement, elle se mit à courir dès qu’elle eut franchi une distance raisonnable de la voiture. Se déplaçant avec la vitesse et l’agilité d’un lion dans le stationnement, elle atteignit en quelques instants les portes du planétarium, franchissant ces dernières avec hâte.
Courant dans les couloirs avec plus de vitesse que jamais, elle finit par voir son père au loin, étranglant à une main l’animatrice. Quelques autres personnes étaient inconscientes, au sol. Tandis que d’autres, comme elle, regardaient le spectacle unique et presque morbide sans pouvoir y faire grand-chose.
- PAPA !!! Arrête ! cria-t-elle.
- Reviens à toi ! Tu n’es pas sur le champ de bataille ! ARRÊTE ! continua-t-elle.
Amélia tremblait comme une feuille, les yeux grands ouverts et les pupilles dilatées, mais elle n’avait pas peur pour elle… Mais pour tout le planétarium.
- Amélia… Qu’est-ce que tu fais ici ? Où sont les enfants ? dit-il d’un ton particulièrement monotone et d’un regard vide, tenant encore la jeune dame dans sa poigne.
- Lâche-là, s’il te plaît ! Partons papa…
Quelques instants plus tard, il réalisa ce qu’il était en train de faire et relâcha de son emprise toute-puissante l’employée. Toutefois, son visage n’en était ni plus joyeux, ni plus colérique : il était le même. Sans émotion.
D’un soupir de soulagement, la fille du vétéran prit son père par la main pour l’accompagner d’un pas rapide hors du complexe.