Chapitre 6 – Fragments d’un millier de vies

Le soleil se levait lentement sur le petit village de Qingyuan, ses rayons dorés traversant les rideaux légers de la chambre de Yi Haoyu. Allongé sur sa natte de paille bien entretenue, il avait les yeux ouverts depuis un moment déjà. Il fixait le plafond, l'esprit embué, encore hanté par les réminiscences de la veille.

La voix grave du Maître Yan, son regard perçant dans la pénombre, l'odeur d'alcool légèrement sucré qu'il dégageait. Et surtout… ces quelques minutes où le vieux fou s'était mis à rire et à boire sans retenue, en déblatérant lui aussi des souvenirs de jeunesse et des histoires de femmes qui ne l'avaient jamais aimé.

Haoyu s'était même surpris à rire avec lui… et à lâcher quelques paroles qu'il n'aurait jamais dû prononcer :

> « …J'ai vu mourir des empires… Et j'ai été empereur dans mille royaumes. Mais le seul trône que je souhaite à présent… c'est la paix. »

Il se redressa, se passa la main sur le visage et soupira longuement.

— J'ai vraiment dit ça ? murmura-t-il à lui-même, gêné.

Il sortit lentement de sa chambre. Une brise fraîche le caressa, et il huma l'odeur du bois, de la rosée et du feu encore fumant dans la cuisine. Dehors, sa mère et sa sœur Lianfei étaient accroupies près du puits, en train de puiser de l'eau. Les éclats de voix douces, les rires simples, les gestes coordonnés… une routine paisible qu'il n'avait jamais pris le temps d'apprécier, dans aucune de ses vies antérieures.

Il s'avança, attrapa un seau et s'approcha calmement.

— Laissez-moi vous aider.

Les deux femmes levèrent la tête, légèrement surprises.

— Oh ? Dit sa mère avec un sourire taquin. Serait-ce un nouveau Haoyu que nous avons là ?

— Il ne s'est même pas plaint du froid, ajouta Lianfei en haussant un sourcil, malicieusement.

— Hm, aujourd'hui je suis de bonne humeur, répondit-il avec un léger sourire.

Sa sœur le regarda avec un peu plus d'attention, plus profondément. Son regard ne se posa pas sur ses bras ou ses mains, mais sur ses yeux. Elle y vit une lumière nouvelle, une fermeté… une volonté tranquille, presque intimidante.

— Tu as changé, murmura-t-elle.

Il ne répondit pas. Il termina de remplir les seaux, les posa au bord et les souleva.

— En parlant de bonnes nouvelles, j'ai été recruté par l'Académie de la Lame Azurée.

Un court silence suivit cette annonce.

Sa mère se figea, tenant encore la corde du puits entre ses doigts. Puis, lentement, un sourire s'étira sur son visage doux et fatigué.

— Mon fils… dit-elle avec émotion, posant doucement sa main sur sa joue. Tu as bien grandi.

Le contact était chaud, réconfortant. Il n'avait pas ressenti ça depuis… une éternité.

Lianfei s'était levée brusquement, l'étreignant par le bras.

— C'est vrai ? Tu vas vraiment y aller ? Haoyu, c'est… incroyable !

Il hocha la tête, un peu dépassé par l'émotion de ses proches. Lui qui avait toujours été seul au sommet, adulé mais jamais aimé véritablement, se retrouvait entouré de cette chaleur familiale qu'il n'avait jamais vraiment connue.

— N'oublions pas de le dire à papa ce soir ! ajouta sa sœur, les yeux pétillants.

Haoyu, légèrement ébahi, sourit sincèrement.

— D'accord. À papa aussi.

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Plus tard, après avoir déposé les seaux et aidé à préparer le petit déjeuner, Haoyu se rendit dans le bois derrière la maison. Il ôta son haut, étira ses muscles et commença son entraînement physique.

Des mouvements fluides, précis. Des enchaînements puissants, maîtrisés. Chaque coup, chaque mouvement, résonnait dans le silence matinal comme une danse martiale ancienne. Les oiseaux eux-mêmes semblaient observer en silence.

Il avait choisi de renforcer son corps. Son Qi était puissant, certes, mais ce monde le forcerait tôt ou tard à affronter des ennemis qui n'hésiteraient pas à le broyer s'il leur montrait le moindre signe de faiblesse.

Après près de deux heures, couvert de sueur, il retourna à la maison et entra dans la petite salle de bain. L'eau était fraîche, mais il l'accepta avec plaisir. Il ferma les yeux, s'immergeant jusqu'au cou.

Et là… un éclair.

Un flash, un souvenir oublié, comme une aiguille dans son esprit.

Une mer de flammes, des cris, et une silhouette en armure dorée tombant d'un trône en ruine. Puis une voix rauque, ancienne, résonna :

> « Tu as fui ton destin une fois. N'échoue pas à nouveau, Empereur… »

Il ouvrit brusquement les yeux, haletant.

— Encore… cette voix.

Il sortit précipitamment du bain, encore troublé, s'habilla rapidement, puis sortit de la pièce.

Dans le couloir, il s'arrêta net.

Son père, sa mère, et sa sœur l'attendaient, rassemblés, comme s'ils avaient senti que quelque chose se préparait.

— Haoyu, dit son père, les bras croisés, le regard grave mais fier. Alors, c'est vrai ? Tu pars dans trois jours ?

Haoyu acquiesça.

— Oui. Il est temps pour moi de découvrir ce que je peux devenir.

Il s'approcha, et tous les quatre se retrouvèrent dans une étreinte familiale silencieuse.

Le cœur de Haoyu, pourtant habitué à la solitude, se serra. Pour la première fois en mille vies, il avait quelque chose à perdre. Et il s'en fit la promesse :

> Je les protégerai. Cette fois, je ne faillirai pas.