Chapitre 4 — Des ombres dans l'ombre

La ville s’étendait à perte de vue, une mer de lumière et de verre, découpée par les routes comme autant de veines battantes. La moto d’Elinor fendait la nuit, sa silhouette sombre comme une ombre fuyante, glissant entre les voitures, laissant derrière elle un sillage de vent et de rumeurs.

Elle ne portait pas de casque. Le vent lui fouettait le visage, mais elle aimait cette sensation de liberté brute. Le poids des regards, le mépris quotidien, les murmures sur son prétendu "rang F", tout cela s’effaçait quand elle roulait. Ce soir, elle prenait la direction de l’Armurerie des Grands Chasseurs, une enseigne de renom spécialisée dans l’équipement pour chasseurs expérimentés. Seuls ceux ayant un certain statut pouvaient s’y approvisionner… et elle le savait.

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Lorsqu’elle arriva, l’immense bâtisse bardée de protections magiques se dressa devant elle. La façade d’acier enchanté reflétait les néons environnants, tandis que deux gardes la dévisagèrent en fronçant les sourcils.

Elle franchit les portes automatiques dans un silence tendu. À l’intérieur, une foule de chasseurs vêtus d’armures rutilantes, de capes enchantées, l’épée au flanc, se tourna pour observer celle qu’on surnommait dans leur dos : la fille ratée de Sylvia.

— Encore elle... souffla un homme au crâne rasé, chasseur de rang A.

— Elle a du cran de revenir ici à chaque fois. À sa place, je serais resté planqué, lança une femme en armure rouge bordeaux.

Mais Elinor avança sans flancher. Elle ne les regardait même pas. Son regard était fixé sur le comptoir, où une employée blonde tapotait sur son interface magique.

— Dix potions de soin avancé, dit Elinor d’un ton plat. Trois d’endurance. Deux anti-miasmes.

La vendeuse leva les yeux, esquissant un sourire sarcastique.

— Oh… mademoiselle Valtara. Vous vous êtes encore perdue ? On vend de vraies potions ici, pas des fioles pour cosplayeuses.

Des rires étouffés fusèrent. Elinor ignora.

— C’est pour aujourd’hui ou demain ?

Agacée, la vendeuse afficha la somme, plus élevée que ce qu’un chasseur F aurait pu se permettre. Elinor sortit sa carte magique, l’y appliqua. Le terminal clignota "TRANSACTION VALIDÉE".

Silence.

La vendeuse blêmit légèrement. Sans mot dire, elle emballa les potions.

Elinor prit le paquet, tourna les talons et, avant de partir, lança par-dessus son épaule :

— J’ai pas le temps pour des conneries.

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Pendant ce temps, à l’extérieur de la ville, dans une zone industrielle désaffectée, deux agents du Département de Surveillance des Portails examinaient un lieu d’alerte.

Derek, analyste de terrain, et Lysa, mage de reconnaissance, marchaient prudemment sur le sol rougi de sang.

— Par tous les dieux… souffla Derek. C’est un massacre.

Le portail avait disparu, comme s’il n’avait jamais existé. Mais les cadavres… des corps humains, chasseurs ou civils, tous éventrés, certains en morceaux. Le sang s’était répandu comme une mare rouge. L’air empestait le métal et la magie noire.

Lysa s’agenouilla près d’un symbole gravé au sol — une rune ancienne, complexe, indéchiffrable. Elle frissonna.

— Ce n’est pas un monstre. C’est… autre chose.

— Il faut appeler le gouvernement. Tout de suite.

Ils reculèrent, horrifiés. Ce n’était pas un portail ordinaire. Et ce n’était pas une chasseuse F qui aurait pu provoquer un tel carnage.

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Dans le domaine familial Valtara, la lumière tamisée du salon d'honneur baignait les murs en marbre. Des domestiques silencieux servaient des verres de vin, pendant que Alexander Valtara, le père d’Elinor, feuilletait un rapport sur les performances de chasse de ses "vrais" enfants.

À ses côtés, Clarissa, sa fiancée, aux traits élégants et au regard froid, l’écoutait d’un air condescendant.

— Tu l’as encore vue, ta… fille ? demanda-t-elle, un sourire venimeux aux lèvres.

Alexander grogna.

— Ce n’est pas ma fille. Juste l’erreur de Sylvia. Elle s'accroche à des illusions. Toujours rang F après tant d'évaluations… ridicule. Pendant ce temps, Ethan et Myra progressent à une vitesse admirable. Eux sont des Valtara.

Clarissa prit une gorgée de vin.

— Tu devrais la faire bannir du domaine. Elle ternit l’image de la famille.

— Je m'en occuperai. Elle n’est rien. Elle ne sera jamais rien.

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Ignorante de cette discussion — ou peut-être trop habituée pour s’en soucier — Elinor enfourcha de nouveau sa moto, son sac à potions solidement arrimé à l’arrière. Elle consulta son communicateur. Une alerte clignotait. Un nouveau portail de rang indéterminé venait d’apparaître… dans une ruelle peu fréquentée de la zone ouest.

Elle inspira lentement.

— Pas le temps de dormir, apparemment.

Le moteur rugit dans la nuit. Ses yeux, dissimulés sous la visière de ses lunettes tactiques, brillaient d’un éclat calme et dangereux. Elle n’était peut-être qu’une F pour le monde entier… mais dans les ténèbres, elle était autre chose.

Une chasseuse invisible.

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Mais dans les ombres, quelque chose l’observait.

Dans la scène de crime que les agents venaient de quitter, les cadavres, en réalité, n’étaient pas les victimes d’un portail instable… mais d’autres entités. Des silhouettes encapuchonnées, masquées, et puissamment éveillées. Ils observaient à distance, surveillant les mouvements du gouvernement.

— Elle va venir. Je le sens, dit l’un d’eux.

— Elle ne doit rien découvrir pour l’instant. Sinon, notre plan tombera à l’eau.

Ils disparurent dans un souffle d’air noir, comme s’ils n’avaient jamais existé.

Leurs cibles ?

La ville.

Les portails.

Et peut-être… Elinor.