Partie II—« Le garçon de la débauche »

***Le cimetière s’étendait tel un tableau silencieux que le temps aurait peint avec une minutie sacrée. De vieux pins l’entouraient, oscillant sous la brise du crépuscule comme pour veiller sur les âmes endormies. Les pierres tombales, éparses, penchaient parfois ou se voyaient englouties par l’herbe folle. Pourtant, l’endroit n’était point lugubre… Il émanait de ce lieu une quiétude profonde, un chagrin noble — non pas un de ces cris douloureux, mais un de ces souffles lents, résignés.

Lorsque les soldats eurent enfin quitté les abords du cimetière, les gens purent venir saluer leurs morts. Les yeux de Lyle balayèrent les sépultures anciennes jusqu’à s’arrêter sur deux tombes récemment restaurées. Les inscriptions y étaient nettes, les ornements gravés avec soin, comme si le temps lui-même cherchait à se faire pardonner.

C’était la tombe de sa mère… et celle d’Aurèle.

Une chaleur douce lui envahit la poitrine. « Père n’a pas oublié… Avant son départ, il a redonné vie à leur mémoire. »

Et bien que le chagrin courût encore dans ses veines, une joie discrète s’insinua dans son cœur — comme si, au cœur des ruines, subsistait la trace d’un amour silencieux.

Après une longue marche, ils descendirent enfin de la charrette et poursuivirent leur route à pied. Salomé-Lyle avançait en silence aux côtés de Lucien. Leurs salopettes, couvertes de poussière, portaient les marques de leur visite au cimetière. Ses cheveux ondulés avaient perdu toute forme, balayés par le vent comme s’ils s’étaient rebellés.

Lucien lui sourit, puis déposa sa casquette sur sa tête. Ses bottes trop lourdes alourdissaient ses pas, la faisant trébucher à chaque détour.Par tous les diables… pourquoi donc ce cimetière était-il si loin ? Elle pleurait en silence, trahie par ses larmes.

Lucien, bon sang… n’est-ce pas un peu honteux, à ton âge, d’avoir le nez qui coule ?

Elle se retourna brusquement, s’essuya le nez contre le pull de Lucien, puis s’éloigna en courant.

Ils venaient de rendre visite à leur mère… et à Aurèle, leur frère cadet, cet enfant dont elle n’avait aucun souvenir, mais qui hantait si souvent ses rêves.

Lucien, son autre frère — non de sang — était grand, élancé, silencieux. Ses yeux bleu foncé respiraient la tendresse, ses cheveux bruns retombaient souplement sur un visage doux au menton fin. Il ne ressemblait ni à leur mère ni à "Vidal", ce que Lyle avait toujours cru, ignorant qu’il n’était pas son frère de sang. Il portait les traits de son véritable père, celui qui n’était jamais revenu de la guerre… que l’on considérait désormais comme mort.

Lorsque le chemin de gravier se scinda en deux sentiers, Lucien posa une main affectueuse sur son épaule.

— « Avance, Lyle. Je passe chez Monsieur Pierre prendre les graines, je te rejoins après. »

Elle fit non de la tête, mais il soupira et dit avec un air résigné :

— « Allez, file. Si on nous voit ensemble, il va te faire porter un sac de plus… et t’envoyer le livrer à ce grippe-sou d’Antoine. »

Elle le dévisagea, méfiante.

— « Hmf, et on devra encore payer de notre poche. » Ah non.

Elle reprit sa route, laissant la brise fraîche sécher ses cils humides. Elle marchait lentement, se retournant de temps à autre, espérant le voir revenir. Une fine sueur perlait à son front, le soleil s’inclinait doucement vers l’horizon.

Mais, juste avant d’atteindre le dernier tournant menant à leur maison de campagne, quelque chose attira son attention.

Des voix… précipitées… dissimulées derrière les grands chênes près du champ de blé.

Elle accéléra le pas, le cœur battant, et se glissa entre les branches épaisses.

Là — un jeune homme, les mains posées sur les épaules d’une jeune fille, tous deux pressés contre le tronc d’un arbre. Leurs gestes étaient emportés, fiévreux, haletants. Le gémissement étouffé de la fille, sa tête rejetée en arrière, et le corps penché de l’homme sur elle… tout paraissait brutal, inquiétant.

Le cœur de Lyle se serra. Était-elle en danger ?

Autour d’elle… rien. Personne. Il fallait agir.

Elle ne réfléchit pas. Son corps réagit avant son esprit.

Elle surgit d’un bond des fourrés et lui asséna un violent coup de pied dans les côtes. Il vacilla et s’écroula en hurlant. Elle ne s’arrêta pas. Elle cria de toutes ses forces et se jeta sur lui, le frappa au visage, s’assit sur lui, agrippa sa chemise, les yeux étincelants de rage.

— « Pour qui tu te prends, espèce de… ! »

Mais le jeune homme — non, l’homme — ne se défendit pas. Il ne bougea pas. Il la regardait, stupéfait. Il souffrait, mais l’étonnement étouffait ses plaintes.

Il était beau. Des traits nets, des vêtements soignés. Il avait l’allure d’un noble, et ses yeux portaient la teinte froide du ciel d’hiver. Il ne ressemblait pas à un monstre… mais plutôt à quelqu’un qui n’avait jamais été frappé de sa vie.

— Hurla la jeune fille avec lui : « Espèce de sauvageonne ! »

Elle semblait familière à Lyle, peut-être l’avait-elle déjà croisée. Elle portait une robe cramoisie de soie fluide, sensuelle sans vulgarité. Le corsage, dénudant ses épaules, était orné de dentelle noire ; la taille marquée d’un corset discret soulignait ses courbes.

La jupe, longue, fendue sur le côté, laissait entrevoir sa jambe lorsqu’elle bougeait. Ses cheveux étaient relevés avec nonchalance, quelques mèches ondulées retombaient sur sa nuque. Des boucles d’oreilles en rubis, un trait léger de khôl soulignait ses grands yeux, ses lèvres avaient la couleur du fruit rouge.

À son bras, un gant de tulle transparent s’arrêtait à mi-avant-bras… Une femme de ce monde où l’on connaît la valeur d’un pas, l’éclat d’un bijou et le pouvoir du silence.

Lyle, toujours juchée sur l’homme, les dents serrées, resta figée, stupéfaite.

Puis une voix retentit derrière elle.

Lucien.

Il la vit. Fit tomber les sacs de graines qu’il portait.

Elle se retourna vivement. Son souffle se coupa.

Dans ses yeux, Lucien ne comprenait rien. Un silence.

Puis, d’une voix étrangère à lui-même, il murmura :

— « Lyle… qu’est-ce que tu fais ? »

Il l’attrapa par les épaules, la tira doucement vers lui.

— « Arrête, Lyle ! Que se passe-t-il ici ? »

— « Ce n’est pas moi… C’est lui qui… » bredouilla-t-elle, incertaine.

Mais Lucien, en voyant la jeune femme debout, sa tenue, son port, comprit.

Il attira Lyle contre lui, et lui glissa à l’oreille :

— « Ils ne se disputaient pas… Ils s’embrassaient. »

— « Quoi ?! »

Elle cligna des yeux, abasourdie, haletante.

Le jeune homme, resté à terre, demanda à la fille de s’en aller. Elle partit en courant, les joues empourprées, les cheveux en désordre, grommelant : « Ces fous dans ce village… »

Lucien soupira, regardant le garçon assis dans l’herbe.

— « Désolé… Vraiment.Elle n’a pas l’habitude de ce genre de scène.Tout ça lui est étrange. » Il ajouta timidement : « C’est une fille… pure. »

Le jeune homme ne dit rien. Il s’assit lentement, se massa la mâchoire, puis éclata de rire… d’abord doucement, puis de façon incontrôlable. Un rire incrédule, presque irréel.

Lucien l’imita, dans l’espoir d’apaiser l’atmosphère. Il ne savait rien de cet homme — ni ses intentions — mais il espérait que ce rire n’était pas celui d’un déséquilibré.

Le garçon, la main sur le torse, déclara :

— « C’était… incroyable. Je crois que c’est la première fois qu’on me frappe ainsi. Tu as une sacrée jambe. »

Lyle se redressa, gênée, fit un pas en arrière, puis se glissa instinctivement derrière Lucien. Elle croisa les bras dans son dos et détourna le regard, évitant leurs yeux… surtout ceux de Lucien. »

Elle le mettait toujours dans des situations impossibles.

Lucien secoua la tête et murmura :

— « Seigneur… venez à mon secours. »