Horizon

Le réfectoire débordait d'agitation.

Autour d'Alice, les conversations fusaient par petits groupes, tous plus excités les uns que les autres.

Demain commenceraient les sélections.

Pas une épreuve. Pas un simple test. Un mois entier d'évaluations intensives, pensées pour former les futures escouades d'exploration ! " Vaste programme" songea Alice en remuant sa soupe machinamement.

Le général Baptiste avait prévenu : l'échec signifierait attendre au moins un an sur le vaisseau en orbite autour de Avalon le temps que les premiers groupes établissent les premières colonies. Et c'était tout simplement hors de question.

Alphonse, assis à ses côtés mâchonnait distraitement une barre protéinée, aussi nerveux qu'un fauve en cage.

- Tu réalises ? souffla-t-il. - Dans six mois, si on réussit, on posera le pied sur Avalon, c'est le rêve de toutes les générations depuis quoi ? 1000 ans ?

Alice esquissa un sourire.

- Si on réussit.

- Oh allez, pour toi c'est plié. Moi, par contre, j'ai intérêt à m'accrocher...

Alphonse grimaça théâtralement. Puis baissa la voix en désignant d'un léger mouvement de tête un groupe plus loin.

- Et on devra surtout éviter de croiser ces idiots-là.

Alice suivit son regard.

Une petite bande de recrues plus âgées, formées autour de Dante et Syra, deux aspirants soldats notoirement brutaux. Et aussi bêtes qu'ils en avaient l'air.

Depuis des années, ils passaient leur temps à martyriser les plus faibles, à répandre sarcasmes et moqueries acides.

Horizon, la meilleure amie d'Alphonse et d'Alice notamment, en faisait régulièrement les frais.

- Ignore-les, murmura Alice.

- Facile à dire quand on est pas leur cible favorite, grommela Alphonse.

- Quand on parle du loup, dit Alice en pointant du doigt l'entrée du réfectoire.

À cet instant précis, Horizon apparut, déboulant dans la salle avec son entrain habituel.

Son uniforme, constitué d'une vieille blouse de laboratoire tachée, et de ses éternelles lunettes roses. Sa blouse mal boutonnée et ses manches relevées laissaient entrevoir une série de tatouages enchevêtrés aux motifs complexes courant sur ses bras. Sa longue chevelure brune, constamment emmêlée, et d'une épaisseur hors du commun semblait flotter derrière elle.

Elle les repéra rapidement et fit un large geste.

- Vous venez ? cria-t-elle à travers le brouhaha. Ignorant magistralement le groupe de Dante et sa clique qui lui faisaient des gestes obscènes.

- J'ai un truc à vous montrer !

Alphonse leva les yeux au ciel.

- Pourquoi j'ai un mauvais pressentiment ?

Alice esquissa un sourire et attrapa son plateau.

- Parce qu'avec Horizon, on sait jamais si on va finir émerveillés... ou convoqués en commission disciplinaire.

Ils la rejoignirent à grandes enjambées.

Horizon piaffait d'impatience.

- Suivez-moi, lança-t-elle d'un ton mystérieux.

Elle les entraîna hors du réfectoire, dans les coursives principales.

Les bottes claquaient doucement sur les grilles métalliques du sol.

L'air sentait la vieille machinerie et l'ozone.

Ils bifurquèrent plusieurs fois, s'éloignant de la zone militaire pour descendre vers le quartier des serres hydroponiques.

Dès qu'ils franchirent les lourdes portes, l'atmosphère changea du tout au tout.

Chaleur moite, odeur de terre humide, lumière filtrée par les feuilles.

Des plantes poussaient en étages sur de vastes structures métalliques, irriguées par un réseau complexe de tuyaux transparents.

Des brumes fraîches s'échappaient des diffuseurs à intervalles réguliers, projetant des arcs-en-ciel minuscules sous les rayons filtrés.

Alphonse inspira profondément, souriant malgré lui.

- Ça fait du bien de retrouver un peu de "vrai", murmura-t-il.

Alice effleura les feuilles du bout des doigts, les mouillant de rosée fraîche

Horizon bondissait d'un rang de culture à l'autre, visiblement chez elle. À la recherche d'un endroit au calme.

- C'était notre terrain de jeu avant, souffla-t-elle en s'arrêtant enfin.

- On passait des heures ici, vous vous souvenez ?

Alice hocha la tête.

Des souvenirs flous mais chaleureux remontaient : des courses-poursuites improvisées entre les plants de tomates, des batailles d'eau sous les brumisateurs. Ils se lançaient ensemble dans l'exploration d'une jungle imaginaire sur Avalon, combattant d'horribles aliens tentaculaires.

Elle sourit malgré elle.

Ils continuèrent d'avancer lentement à travers les serres, saluant quelques techniciens en combinaison jaune qui s'affairaient autour des cultures

Puis, entre deux rangées de cultures, Horizon s'arrêta.

Au loin, le groupe de Dante et Syra, ils avaient dû les suivre, les observait, des sourires moqueurs plaqués sur leurs visages. Mais trop occupés à malmener un première année malchanceux pour s'occuper d'eux.

Alice serra les dents, mais resta silencieuse.

- Parfait. Ici, ça ira. Dit Horizon

elle tapota son PAD épidermique frénétiquement.

- Laissez-moi juste une toute petite seconde, grommela elle en tapotant de plus en plus vite, voilà !

À cet instant un hologramme sortit du prisme de son poignet, projetant devant elle une carte stellaire. Parmi la multitude de points blancs elle en attrapa un entre deux doigts avant de zoomer dessus d'un geste. L'orbe grandit pour former l'image d'une planète bleue, Tournant lentement sur elle meme.

Alphonse et Alice eurent tous les deux un temps d'arrêt, analysant ce qu'ils avaient sous les yeux.

- C'est ce que je crois ? murmura Alphonse.

- Tout juste, auguste ! fanfaronna Horizon. J'ai réussi à pirater le serveur de la vigie. Et voilà ce qui apparaît aux radars. Cette petite boule bleue, c'est notre nouveau chez nous. Avalon.

- C'est magnifique, commenta Alice.

- C'est surtout "réel" expliqua Horizon. On y est enfin. Et il ne tient qu'à nous de poser les premiers nos petits pieds humains sur ce sol extraterrestre.

-Tu comptes passer les sélections ? s'étonna Alphonse.

- Douteriez-vous de mes capacités, cher Monsieur ? répondit Horizon en haussant un sourcil dramatique.

- Non, enfin... c'est juste que t'as pas suivi la formation militaire, comme nous.

- Peut-être. Mais contrairement à toi, espèce de Neandertal aux neurones paresseux, je sais faire autre chose que tirer dans le tas et exiber mes muscles.

- Eh, je suis très bien avec un fusil, moi ! lança-t-il en se défendant, mains levées. Les hololivres, par contre ça me file la migraine...

Il s'interrompit, cherchant une pirouette, puis grimaça.

- Disons que c'est pas ma faute. C'est la génétique : on peut pas avoir un physique avantageux et un cerveau comme le tien, Hori...

Un silence.

Puis il réalisa.

- Enfin, c'est pas ce que je voulais dire... Je veux dire, t'as un physique aussi... vraiment... enfin je veux dire que t'es super, c'est juste que-

- Stop, le coupa Alice en pouffant. T'es en train de creuser, là.

Horizon croisa les bras, faussement indignée, mais un sourire flottait déjà sur ses lèvres.

- Donc tu trouves que j'ai pas un physique avantageux ? C'est bon à savoir.

- J'ai jamais dit ça ! Tu... tu me plais beaucoup ! Enfin pas que tu me plais- Je veux dire que tu plais aux gens ! Enfin pas "les gens", mais- Aïe ! Pourquoi tu me tapes ?!

Alice et Horizon explosaient de rire.

- Tu t'enfonces, mec, ricana Alice.

Alphonse, rouge tomate, se planqua derrière une rangée de basilic.

- Je vais m'étouffer avec une feuille pour éviter la honte, souffla-t-il, désespéré.

- Trop tard, répondit Horizon en riant. On a tout vu, tout entendu.

Ils continuèrent à rire en s'éloignant, leurs pas rythmés par l'écho léger des gouttes d'irrigation. L'instant avait suffi à faire oublier, un peu, la pression du lendemain.