C'était leur premier jour de repos depuis le début de la sélection, et Alice et ses deux amis flânaient dans les couloirs, un peu perdus. Aucun d'entre eux ne semblait vraiment savoir comment utiliser cette liberté à peine retrouvée.
Ils déambulaient sans réelle direction, Alice les mains dans les poches de sa veste légère. Horizon marchait à ses côtés, en équilibre sur la ligne centrale des dalles, comme si c'était un fil suspendu dans le vide.
- J'me ferais bien un nouveau tatouage.
Alphonse, qui fermait la marche, occupé à jouer nonchalamment sur l'interface de son PAD, haussa un sourcil.
- Encore un ? Tu as encore de la place ?
Horizon se retourna en marchant à reculons, bras écartés comme pour lui donner une meilleure vue de ses bras déjà remplis de centaines de motifs et d'arabesques.
- Et pourquoi pas ? L'avantage quand on n'a plus de parents, c'est qu'il n'y a personne pour nous interdire ce genre de choses.
Elle sourit, mais il y avait un léger tremblement sous la blague, comme une fausse note dans sa partition. Alice le sentit, mais ne dit rien. Alphonse se contenta d'un « ouais... » un peu flou, puis rebaissa les yeux.
Ils prirent à gauche, quittant les sections actives pour emprunter un passage dérobé qu'ils connaissaient bien. Derrière une trappe coulissante, ils débouchèrent dans le marché souterrain du secteur -7.
Un souffle tiède et les effluves du marché les enveloppèrent aussitôt.
Des guirlandes LED multicolores dessinaient des courbes étranges entre les conduites. Le sol vibrait légèrement, mais personne ne semblait s'en soucier. Des nappes bariolées recouvraient des caisses recyclées transformées en étals. L'air sentait les herbes séchées, la résine brûlée, le métal usé et les fritures.
Un drone repeint, transformé en bête fantastique avec des yeux phosphorescents et des ailes en plastique souple, roulait entre les jambes des passants, poursuivi par une bande d'enfants hurlants. Il se mit à émettre des sons de rugissement désynchronisés en tournant brusquement sur lui-même, provoquant des éclats de rire.
Une violoniste jouait sur un instrument translucide imprimé en résine recyclée. Les LED intégrées pulsaient au rythme de la musique, projetant des éclats de couleurs douces sur les parois environnantes. L'archet glissait avec une grâce désinvolte, et les notes s'envolaient comme des volutes de brume.
Plus loin, un vieil homme au crâne nu vendait de vieux badges militaires.
- Si tu voulais appeler quelqu'un, fallait avoir ton téléphone sur toi. Un vrai ! Une bonne vieille puce à se coller sur la tempe. Et si tu la paumais ? Pfff. Un bras que ça coûtait !
Alphonse se fendit d'un sourire.
- Toujours cette même rengaine ! J'ai l'impression que Jarod était déjà vieux bien avant ma naissance.
Horizon leva les yeux au ciel en s'arrêtant devant un stand de suspensions lumineuses en verre recyclé. Certaines étaient décorées de fleurs artificielles, d'autres teintes à la main, d'un goût douteux mais sincère.
- Le coin tatouage est plus loin, annonça-t-elle.
Ils s'y dirigèrent lentement, le bruit des pas étouffé par les tapis tissés à la main qui couvraient par endroits les dalles métalliques.
Le tatoueur était assis en tailleur sur un coussin d'un rouge délavé, entouré de modules de stérilisation bricolés, d'encres stockées dans des fioles médicales reconverties, et de dessins punaisés sur les cloisons.
- Tu veux quoi cette fois ? demanda-t-il sans lever les yeux de la peau qu'il était en train de tracer.
- Comme d'habitude, laisse parler ton âme d'artiste ! Répondit Horizon avec un sourire entendu.
Alice s'était arrêtée un peu en retrait. Alphonse, lui, s'excusa rapidement :
- J'vais faire un tour. Je suis pas fan des aiguilles, et Y a un stand de bouffe près de la passerelle qui m'a fait de l'œil.
- Tu vas finir par servir de cobaye au secteur médical, marmonna Alice.
Il leva un pouce et disparut dans la foule.
Horizon s'installa près du tatoueur, discutant bas avec lui. Alice resta debout quelques secondes, observant les gens, les lumières, les banderoles accrochées entre les conduits, les suspensions, les fleurs synthétiques, toutes les petites touches humaines éparpillées dans chaque recoin.
Elle s'approcha doucement.
- Horizon...
La jeune femme leva les yeux.
- Ça te va si on passe voir nos mères ?
Le sourire d'Horizon se fana un peu, mais elle acquiesça aussitôt.
- Bien sûr.
Elles quittèrent le marché par un passage discret, glissant entre deux étals jusqu'à un couloir secondaire, plus étroit, dont l'entrée semblait presque oubliée. Peu de gens empruntaient encore cette voie, sauf ceux qui savaient ce qu'elle menait à.
La Galerie.
C'était une ancienne coursive de maintenance, condamnée officiellement, mais laissée vivante. Un sanctuaire.
Dès qu'on y pénétrait, l'air changeait. L'atmosphère devenait presque palpable, comme chargée d'électricité douce.
Les murs, du sol au plafond, étaient couverts de fresques, de motifs, de paysages et de rêves figés dans la couleur. L'empreinte de milliers d'âmes qui, un jour, avaient voulu laisser une trace. Chaque centimètre racontait quelque chose. Certaines œuvres étaient anciennes, patinées, tacitement intouchables. D'autres, plus récentes, vibraient d'une énergie naïve et lumineuse.
La lumière, filtrée par les conduites au-dessus, se réfractait sur les pigments, créant l'illusion d'un mouvement. À chaque pas, les couleurs semblaient onduler. Respirer.
Les murs vivaient.
Des silhouettes peintes semblaient tourner la tête. Des fleurs écloses paraissaient frémir au passage. Un oiseau stylisé ouvrait lentement ses ailes selon l'angle.
Le silence y était dense, mais jamais pesant. Un silence rempli. Nourri.
Alice et Horizon traversèrent religieusement.
Elles retrouvèrent leur coin. Une section ancienne, presque effacée. Deux visages, peints à main levée. Deux femmes, rieuses, heureuses. Un simple nom : Nadia & Sorelle.
Sous ce duo, une esquisse maladroite. L'une d'un chat biscornu, l'autre d'une fusée. À côté, deux simples lettres : A et H.
Horizon posa sa main sur la paroi, sans rien dire. Alice la fixa longuement, puis se tourna vers les fresques environnantes. Certaines, elle les connaissait par cœur. D'autres semblaient nouvelles.
Un bruissement discret attira leur attention.
Juste à côté, assise en tailleur, une jeune femme peignait une invraisemblable fleur aux pétales larges, travaillée avec une minutie presque hypnotique. Les dégradés s'animaient doucement à la lumière, comme si la fresque respirait au rythme du vaisseau.
Célia Thorn. Alice la reconnaissait. Elles avaient joué ensemble, autrefois, avant que la vie ne les sépare.
Sa natte sombre glissait le long de son dos, contrastant avec les côtés rasés de son crâne. Elle portait un débardeur simple, taché de couleurs, et un pantalon de travail aux genoux roulés. Son visage, bien que couvert de traces de peinture fraîche, restait impassible, concentré, fermé. Elle avait l'air d'avoir oublié le monde autour d'elle, toute entière absorbée par les courbes et les couleurs de sa fleur.
Elle ne leva pas les yeux, continua de peindre quelques secondes, puis déclara simplement :
- Vous pouvez rester.
Une pause, à peine marquée.
- Si vous vous taisez.
Alice et Horizon échangèrent un regard.
Et la Galerie se referma sur elles, les laissant savourer l'instant.