LUEUR

Henri n’avait pas changé de trottoir. Ni de chemise. Ni même ses habitudes matinales. Mais quelque chose en lui avait subtilement basculé. Il se surprenait à prêter attention aux visages dans le bus. À remarquer les variations du ciel au-dessus des immeubles gris. À se demander ce que Nina aimait boire le matin, ou si elle préférait la pluie au soleil. Des pensées simples, légères. Des pensées vivantes.

Le carnet était devenu un compagnon. Chaque soir, il y griffonnait des phrases qu’il n’aurait jamais osé dire à voix haute. Des bouts d’émotions, des questions, parfois même des rêves. Lui qui n’avait jamais rêvé depuis des années, ou alors sans s’en souvenir.

Au travail, on ne le reconnaissait plus tout à fait. On lui parlait plus souvent, comme si son regard s’était un peu éclairci. Henri ne répondait pas toujours, mais il souriait parfois. Un vrai sourire, timide, maladroit, mais sincère.

Il n’avait pas revu Nina depuis cette soirée. Mais elle l’habitait. Pas comme un fantôme, non. Comme une lumière. Et il savait qu’elle reviendrait. Ou peut-être qu’il irait vers elle. Ce n’était pas une certitude, mais une intuition douce. Et pour la première fois, Henri vivait avec une attente qui ne faisait pas mal.

Le lendemain, Henri n’avait pas changé de trottoir. Ni de chemise. Ni même ses habitudes matinales. Mais quelque chose en lui avait subtilement basculé.

Le métro, habituellement mécanique, lui semblait désormais peuplé de personnages. Il les regardait différemment, s’attardant sur un sourire fugace, un froncement de sourcils, un soupir fatigué. Chaque visage avait une histoire, et Henri, pour la première fois depuis longtemps, avait envie de les imaginer.

Il avait aussi ressorti un vieux carnet, à la couverture noire, qu’il avait oublié au fond d’un tiroir. Il y écrivait désormais chaque soir. Pas pour raconter ses journées – elles se ressemblaient encore trop – mais pour y déposer des émotions qui n’avaient jamais eu le droit de sortir. Ce carnet devint une voix intérieure, un reflet honnête et pudique. Il y parlait à Nina. Sans savoir pourquoi, ni comment. Il écrivait comme s’il répondait à cette phrase de la lettre : « Et si on se rappelait ensemble ? »

Le soir, dans sa chambre toujours sobre, le silence n’était plus tout à fait le même. Il l’écoutait avec curiosité, parfois avec une pointe d’angoisse, mais surtout avec une intensité nouvelle. Il se mettait à marcher lentement dans la pièce, à observer les ombres sur les murs, à ressentir chaque minute.

Au travail, il répondait aux collègues d’un ton moins sec. On lui demandait s’il allait bien. Henri haussait les épaules, mais avec un demi-sourire en coin. L’un d’eux lui proposa même un café, et Henri accepta. Ce n’était qu’un café, mais pour lui, c’était une ouverture.

Nina n’était pas revenue. Du moins, pas physiquement. Mais elle était là. Dans les lignes qu’il écrivait. Dans les images qui lui traversaient l’esprit. Dans la manière dont il commençait à voir le monde.

Henri vivait encore seul. Mais il ne vivait plus tout à fait dans le vide.