Les rues étaient pleines de vie. Les gens couraient entre les métros, les écrans géants clignotaient des pubs inutiles, et les voitures klaxonnaient sans fin.Une ville normale. Une époque normale. Comme si rien ne s’était jamais effondré.
Mais pour Ashen, rien n’avait jamais vraiment recommencé.
Il marchait, seul, dans cette foule qui l’ignorait. Sa capuche était rabattue. Son regard vide balayait les passants sans jamais s’arrêter. Personne ne le reconnaissait. Personne ne savait ce qui brûlait encore sous sa peau.
Depuis la mort de Papi Gin, il n’avait plus de toit. Il dormait là où il pouvait : sous les ponts, dans les halls d’immeuble, parfois sur un toit d’immeuble silencieux.
Il n’attendait rien. Il avançait, parce qu’il ne pouvait pas faire autrement.
Mais aujourd’hui, il avait faim. Une faim réelle, brutale, qui le vrillait de l’intérieur.
Ses pas l’amenèrent devant une enseigne lumineuse : McDingo. Un fast-food bruyant, coloré, qui détonnait dans la grisaille ambiante. Ça puait la friture et le sucre. Mais c’était chaud. Et il avait besoin de ça.
Il entra.
Les conversations s’arrêtèrent à peine. Les clients ne le remarquèrent pas, ou firent semblant. Il traversa la salle et s’assit à une table dans un coin, dos au mur, regard rivé sur les menus lumineux au-dessus du comptoir.
Quelques instants plus tard, une fille s’approcha, un carnet à la main.
— Bonjour… vous avez choisi ? demanda-t-elle, avec une voix ni trop polie, ni trop blasée.
Elle avait l’air jeune, la vingtaine. Casquette mal ajustée, uniforme trop grand. Une mèche s’échappait de son chignon. Elle le regardait sans peur, mais sans insistance non plus. Juste… normalement.
Son badge disait Magi – Stagiaire.
Ashen leva lentement les yeux vers elle. Il ne répondit pas tout de suite. Juste un petit souffle.
— Un menu… qui cale.
Elle cligna des yeux, surprise par sa voix grave et sèche.
— Je vous mets un "Mega-Kebab Frites Sauce K.O", un classique pour les affamés. Et un milkshake.Ça ira ?
Il haussa légèrement les épaules. Elle prit ça pour un oui.
Quelques minutes plus tard, elle revint avec le plateau. Il mangea lentement, méthodiquement. Comme si chaque bouchée était un effort.
Magi passa plusieurs fois devant lui, jetant un œil sans insister. Elle finit par s’approcher de nouveau, sourire en coin.
— Et… pour l’addition ?
Ashen releva la tête, confus.
— L’addition ?
— Ouais, t’as mangé pour deux là. Faut payer.
Il fronça les sourcils.
— Vous m’avez pas dit que c’était payant.
— C’est un fast-food, pas une mission caritative.
Elle soupira, sans méchanceté.
— Bon, t’as pas de fric, c’est ça ? T’inquiète, je vais le prendre sur mon salaire de stagiaire de luxe.
Il ouvrit la bouche, puis la referma. Rien à répondre.
Mais une voix grasse surgit de derrière le comptoir :
— Magi ! Qu’est-ce que j’entends là ? Il a pas payé, ce clochard ?
Un homme bedonnant, chemise déboutonnée, cigarette au coin des lèvres, s’approchait. Le manager. Monsieur Hurbet, d’après le badge, à moitié effacé.
— Il avait pas de quoi, j’allais régler sa commande, c’est pas…
— Non. Pas question. J’veux que lui paie. On est dans quel monde si c’est les filles qui sortent le portefeuille à la place des types ?
— Monsieur, sérieusement, ça change quoi ? Il avait faim, j’ai—
— J’me fous de ses histoires de chien abandonné ! Et j’me fous de tes états d’âme, Magi !
Sa voix changea. De plus en plus rauque. Il s’approcha, fumant toujours, les yeux injectés.
— Si tu payes à sa place… je te TUUUUEEE !!!
Il leva la main. Prêt à frapper.
Mais il n’alla pas plus loin.
Ashen était déjà là.
Il avait attrapé son poignet. Froidement. Fermement. Le feu n’était pas encore visible, mais il était là. Dans ses yeux.
— Eh, le vieux. T’as pas honte ?
Hurbet le regarda, surpris.
Ashen approcha. Très lentement. Il tendit la main, saisit la cigarette de l’autre, et la porta à sa corne. Un tchac léger se fit entendre. De la chaleur monta. Le plastique des tables commença à fondre légèrement.
— Tu veux taper une fille ? OK. Mais maintenant, tu vas taper un homme.
Sa peau prit feu. Pas une explosion. Un embrasement silencieux. Des veines de lumière couraient sous son épiderme. Sa corne pulsait comme un cœur incandescent.
Hurbet recula, terrifié. Trop tard.
Ashen le projeta d’un coup contre la vitre, sans retenue. Le choc fit voler les plateaux, le silence fut total. Même la machine à glaçons se tut.
Et puis…La pluie tomba.
Fine, presque symbolique. Mais suffisante.
Les flammes s’éteignirent sur lui. Il redevint normal. Humain.
Il respira. Resta quelques secondes immobile. Puis se tourna vers Magi.
— Merci pour le kebab.
Il fit demi-tour, prêt à sortir.
— Attends ! lança-t-elle, courant après lui.
Il s’arrêta sans se retourner.
— Tu t’appelles Ashen, c’est ça ?Et… où tu habites ?
Il tourna légèrement la tête. Pas un regard. Juste un soupir.
— Si tu sais ça… tu comprendras pourquoi j’ai pas de quoi acheter un kebab.
Transition. Soir. Appartement. Petit mais propre.
Ashen était là. Assis sur un vieux canapé, une couverture sur les épaules. Magi faisait chauffer de l’eau, toujours en uniforme.
— T’as de la chance. J’ai un appart pas trop pourri. Et j’ai pas peur des flammes, apparemment.
Il haussa un sourcil. Rien de plus.
Elle revint, tendant une tasse.
— Bon, comme t’as pas d’endroit où dormir, tu peux rester ici. En échange, tu portes le bois de chauffage et tu fais pas cramer mes meubles. Deal ?
Ashen prit la tasse.
Et, pour la première fois…Il esquissa un petit sourire. Fugace. Presque imperceptible.
— Marché conclu.