Syntiche n’avait presque pas dormi. Les phrases du carnet résonnaient encore dans son esprit comme une chanson douce et obsédante. Chaque mot lu la veille s’était imprimé en elle, comme si une part enfouie de sa mémoire cherchait désespérément à refaire surface.
Elle se disait même au fond d'elle que si elle savait que ce congé qu'elle avait eu la grâce de se transformer en un retour dans un passé si mystérieux et magnétique, elle aurais préféré arrêté le temps et que ce moment n'y arrive jamais.
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Le carnet reposait toujours là, à côté de son oreiller. Elle tendit la main pour le toucher, mais ses doigts s’arrêtèrent à quelques centimètres. Une crainte étrange. Comme si, à chaque fois qu’elle l’ouvrait, une part d’elle-même se réveillait.
Elle se leva doucement. Dans la cuisine, l’eau chauffait pour le thé. Dehors, le ciel était pâle, gris, encore humide de la pluie de la nuit.
De retour dans sa chambre, elle prit le carnet, s’assit au bord de son lit, et l’ouvrit avec une précaution presque sacrée.
Page après page, elle découvrit des lettres. Parfois longues, parfois à peine quelques lignes. Mais aucune n’était signée. Aucune ne portait de nom. Pas même celui de l’auteur.
“Je me suis demandé cent fois si je devais te parler. Te dire que je suis encore là. Mais tu semblais si loin. Intouchable. Et moi, invisible.”
“Tu avais changé. Tu n’étais plus la même. Ou peut-être que je m’étais fait une image de toi que le temps a déformée.”
“Mais je suis resté. Toujours. Même dans l’ombre.”
Chaque phrase semblait chargée de regrets. De non-dits. D’un amour étouffé par le silence et la distance.
Elle tourna la page. Une autre lettre, plus courte cette fois :
“Je t’ai vue ce jour-là. Tu étais assise près de la fenêtre. Tu portais un pull jaune moutarde et tu tenais un cahier bleu. Tu mordais le capuchon de ton stylo.”
Syntiche se figea.
C’était elle.
Hier.
Dans ce café.
Un frisson glacial lui remonta l’échine. Ce n’était plus une coïncidence. Il l’avait vue. Il l’avait décrite. Ce carnet n’était pas une relique du passé.
C’était un journal vivant, écrit pour elle.
Mais comment cela pouvait-il être possible ? Elle ne connaissait pas Narek. Du moins… elle le pensait.
Elle relut encore une fois la description. Tout y était. Les moindres détails. Même le stylo qu’elle mordillait sans y penser.
“Je voulais te parler. Mais tu semblais ailleurs. Comme si une autre vie t’attendait et que je ne devais pas y entrer.”
Une tension étrange naquit dans sa poitrine.
Et si elle le connaissait ?
Et si Narek faisait partie de son passé, enfoui dans un recoin de mémoire oublié ?
Elle referma brusquement le carnet, les mains tremblantes.
Elle le serra contre elle, comme s’il contenait la clef de souvenirs oubliés.
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Vers midi, elle sortit. L’air frais lui fit du bien. Elle descendit la ruelle lentement, passa devant le café où tout avait commencé la veille. Elle hésita à entrer, mais son instinct la guida plus loin.
Ses pas la menèrent vers un vieux square, près de son ancien collège. Un banc en bois, un arbre immense, une statue un peu abîmée par le temps. Le lieu n’avait pas changé. Tout semblait figé dans le passé.
Elle s’y assit, sortit le carnet à nouveau. Le silence environnant l’isolait du monde.
Et là, entre deux pages qu’elle n’avait pas encore lues, elle découvrit une photo pliée en deux, glissée dans une fente presque invisible.
Elle l’ouvrit avec précaution.
Une fille. Elle. Adolescente. Souriante.
Et à côté, un garçon. Métisse. Lunettes rondes. Grand. Discret.
Ils semblaient heureux. Ensemble.
Au dos de la photo, quelques mots griffonnés à l’encre noire :
"Toi et moi. Avant l’oubli."
Son souffle se coupa.
Ce garçon… Ce regard… Ce sourire discret… Était-ce Narek ?
Était-ce possible qu’ils se soient connus ? Aimés ? Puis perdus ?
Pourquoi avait-elle tout oublié ?
Et pourquoi, lui, se souvenait-il de tout ?
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De retour chez elle, elle étala la photo sur son bureau. Autour, ses anciens journaux intimes, des cahiers poussiéreux de son adolescence. Elle chercha des indices, un prénom, une initiale, une date… Rien.
Elle se leva, fit les cent pas, ouvrit sa fenêtre pour respirer. Le ciel commençait à s’éclaircir légèrement.
Son regard revint vers le carnet.
Et elle tomba sur une page qu’elle n’avait pas encore explorée. L’écriture y était plus nerveuse, presque enragée :
“Peut-être que tu m’as oubliée. Peut-être que je ne suis rien pour toi. Mais moi, j’ai gardé chaque détail. Je t’ai cherchée. Partout. Et le jour où je t’ai retrouvée… tu n’as rien reconnu.”
Ses mains se mirent à trembler. Puis, en bas de la page, une phrase en lettres capitales :
“Le 12 octobre. Le jour où tout s’est arrêté.”
Elle regarda le calendrier.
Le 12 octobre… c’était aujourd’hui.
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Une heure plus tard, elle retourna au café, le cœur battant. Elle s’installa à la même place. Commanda le même thé. Elle ouvrit le carnet, le posa à la même position que la veille.
Le temps passait lentement.
Des inconnus entraient. Sortaient. Mais lui, Narek, ne venait pas.
Et peut-être valait-il mieux ainsi.
Elle baissa les yeux sur le carnet et relut les mots griffonnés :
“Le 12 octobre. Le jour où tout s’est arrêté.”
Qu’est-ce qui s’était arrêté ? Leur histoire ? Sa mémoire ?
Un événement précis ?
Le mystère s’épaississait. Plus elle avançait, plus elle se rendait compte qu’elle ne savait rien. Ni sur lui. Ni sur elle-même. Ni sur ce qu’ils avaient été ensemble.
Et pourtant… une certitude s’ancrait lentement en elle :
Ce carnet ne mentait pas.
Elle le referma doucement, le pressa contre sa poitrine.
Puis elle murmura dans un souffle presque inaudible :
— Qui es-tu vraiment, Narek ?
Et le silence lui répondit............. .