Chapitre 6 : Premiers Pas dans la Fosse aux Lions

Le lendemain matin, Éléa arriva à l’heure au siège du Blackwell Group, un imposant bâtiment vitré qui dominait le quartier d’affaires. Le ciel était gris et bas, un présage discret des défis à venir.

Elle prit une profonde inspiration avant de pousser les portes automatiques. Le hall, immense et lumineux, bourdonnait d’une activité frénétique. Des cadres en costume impeccables allaient et venaient, le regard concentré, parfois tendu. Quelques assistants couraient avec des dossiers sous le bras, dans un ballet incessant.

Son badge en main, elle se dirigea vers la salle de réunion réservée pour la session stratégique du jour. Ses mains tremblaient légèrement. La veille, Aidan Blackwell lui avait annoncé qu’elle serait invitée à participer. C’était une première pour elle. Jusqu’ici, elle avait été invisible, un simple rouage. Aujourd’hui, elle entrerait dans l’arène.

En entrant, elle fut accueillie par des regards curieux, parfois légèrement condescendants. Autour de la grande table ovale, une quinzaine de personnes étaient déjà installées, des visages connus de son service, mais aussi des cadres supérieurs et quelques consultants externes. L’air était chargé d’une énergie électrique, prête à exploser à la moindre étincelle.

Thomas, l’assistant d’Aidan, lui fit signe discrètement de s’asseoir près du centre, juste à côté de Mme Lefèvre, sa superviseure.

— Respire un bon coup, lui souffla-t-il.

Le chef du projet, un homme au costume sombre nommé Laurent Mercier, prit la parole.

— Bonjour à tous. Merci d’être présents à l’heure. Comme vous le savez, le Blackwell Group traverse une phase charnière. Nous sommes à un tournant stratégique, et votre collaboration est cruciale.

Il alluma un écran où apparut un graphique complexe.

— Nos résultats du trimestre dernier sont encourageants, mais la concurrence se fait plus agressive, notamment avec l’arrivée de nouveaux acteurs sur le marché asiatique. Nos parts de marché en Europe stagnent, et il nous faut repenser notre approche.

Une main se leva.

— Laurent, intervint une femme élégante au regard perçant, responsable marketing, — ne serait-il pas judicieux de renforcer notre présence digitale ? Nos campagnes actuelles ne ciblent pas assez les jeunes générations.

Laurent acquiesça.

— C’est justement ce que nous devons étudier aujourd’hui. Mais cela implique de revoir certains budgets et de faire des choix parfois douloureux.

Éléa sentit une boule se former dans sa gorge. Elle connaissait ces débats, mais d’habitude, elle les observait de loin, sans intervenir.

Puis, soudain, Mme Lefèvre se tourna vers elle.

— Éléa, pourriez-vous nous faire part de vos observations sur l’accueil client ? Vous êtes au contact direct de nos visiteurs, votre expérience est précieuse.

Tous les regards se braquèrent sur elle.

Le silence s’installa.

Éléa se redressa, cherchant la force dans son regard.

— Merci, madame. Depuis mon arrivée, j’ai constaté que beaucoup de clients expriment de la frustration face à certaines lenteurs, notamment au niveau des réservations en ligne et des réponses aux demandes spécifiques. Ces irritants affectent leur perception de notre marque.

— Très bien, continua-t-elle avec assurance. Je pense que simplifier nos procédures, et offrir un suivi personnalisé, même pour les petits problèmes, renforcerait la fidélité.

Un murmure approbateur parcourut la salle.

Un consultant hocha la tête.

— C’est une bonne analyse. Mais cela suppose une refonte informatique, ce qui coûte cher et prend du temps.

— Et que proposez-vous, demanda un cadre à lunettes, sarcastique, — que l’on laisse nos clients attendre sans rien faire ?

Un rire léger monta.

Éléa ne se laissa pas déstabiliser.

— Non, répondit-elle calmement. Je pense qu’en formant mieux les équipes et en leur donnant plus d’autonomie pour résoudre rapidement les problèmes, nous pouvons gagner en efficacité sans attendre des mois pour un nouveau logiciel.

Laurent fronça les sourcils.

— Ce sont des idées intéressantes, mais ce n’est pas suffisant pour inverser la tendance. Nous devons avoir une vision à long terme, pas seulement des palliatifs.

Aidan Blackwell, jusqu’ici silencieux, prit la parole, sa voix posée tranchant dans le brouhaha.

— Laurent a raison. Nous sommes une entreprise en mouvement. Les solutions rapides sont des rustines, elles ne remplacent pas la stratégie.

Tous les yeux se tournèrent vers lui. Son regard s’arrêta sur Éléa, un éclat d’attention dans ses yeux sombres.

— Mais cela ne signifie pas que les idées de terrain ne comptent pas, poursuivit-il. Au contraire, elles doivent nourrir cette stratégie. Éléa, je vous invite à travailler avec Mme Lefèvre et l’équipe IT pour élaborer un plan d’amélioration opérationnelle à court terme.

Elle hocha la tête, surprise, mais honorée.

— Merci, monsieur Blackwell. Je ferai de mon mieux.

Un silence suivit, puis une voix plus jeune s’éleva, celle de Naïla, présente en tant que consultante externe.

— Je pense qu’il est essentiel que l’entreprise prenne conscience des attentes des nouvelles générations. La communication doit être transparente, authentique. Nos jeunes employés et nos clients veulent plus qu’une relation commerciale, ils veulent un engagement.

Inès, elle aussi présente en tant qu’analyste junior, ajouta timidement :

— Et le bien-être au travail, aussi. J’ai remarqué une augmentation du turnover dans certains services, ce qui nuit à la qualité.

Laurent soupira.

— Le bien-être, la communication, les investissements... tout cela coûte cher, dit-il d’un ton las. Nous devons aussi faire des choix. Le conseil d’administration ne tolère pas les dépenses inconsidérées.

— Le conseil d’administration, murmura Aidan, — écoute ce que vous dites, mais il faut leur donner des résultats concrets, pas seulement des promesses.

Il se leva, marchant lentement autour de la table.

— Je vous ai demandé cette réunion pour qu’on cesse de naviguer à vue. Nous sommes sur un volcan, et il est temps d’agir avec audace.

Il s’arrêta près d’Éléa.

— Vous, Éléa, vous avez un regard neuf. C’est une force. N’ayez pas peur de le faire entendre. Mais faites-le avec rigueur et pragmatisme.

Elle sentit son cœur s’emballer.

— Je ne vous décevrai pas, répondit-elle.

La séance se prolongea pendant près de trois heures, entre échanges animés, désaccords, et tentatives de consensus.

À la fin, alors que chacun reprenait ses affaires, Thomas vint s’adresser à Éléa.

— Pas mal pour une première, non ?

Elle esquissa un sourire fatigué.

— Je n’avais pas le choix.

— Tu vas avoir des défis, mais tu as déjà gagné le respect de certains. Reste concentrée.

Elle hocha la tête, consciente que cette journée marquait un tournant.