Chapitre 11 – Frontières fragiles

Le lendemain matin, une brume fine enveloppait la ville. Le ciel semblait fatigué, tout comme Éléa qui descendait du métro, sa tasse de café à la main. Elle avait mal dormi, hantée par les images de la veille, par ce regard sombre et dévorant qu'Aidan avait posé sur elle.

Et pourtant, elle avait tenu bon. Elle s'était refusée à céder, à succomber à cette tension qui semblait électriser l'air entre eux. Une fête d'elle était fière. L'autre... confondre.

Dans les couloirs du Blackwell Group, les regards se croisaient, les discussions allaient bon train, mais Éléa se sentait déconnectée. Elle salua ses collègues machinalement, le regard fuyant, la pensée ailleurs.

Elle n'eut pas le temps de s'installer à son poste qu'un message de Mme Lefèvre l'informa qu'Aidan souhaitait la voir à son bureau. Pas d'heure. Pas d'explication. Juste : « Immédiatement. »

Son estomac se noua.

Dans l'ascenseur, elle se répéta mentalement qu'elle était une salariée comme les autres. Qu'il n'avait aucun droit sur elle. Qu'elle ne devait rien à ses yeux brûlants, ni à ses mots chargés de sous-entendus.

Mais lorsqu'elle entra dans le bureau, elle su que ce qu'elle ressentait n'était pas de la peur. C'était du désir mélangé à de la défiance. Et c'était bien pire.

Aidan était debout, accoudé à la grande baie vitrée. Il ne se retourna même pas lorsqu'elle entre.

— Ferme la porte, dit-il simplement.

Elle obéit, en silence.

Il reste dos à elle un long moment. Le silence devint presque oppressant.

Puis, enfin, il se tourne. Ses yeux sombres se posèrent sur elle, fouillant chaque recoin de son visage.

— Pourquoi me résistes-tu ? exigea-t-il d'une voix calme.

La question la frappa comme un coup de poing. Elle reste immobile, figée.

— Parce que je suis là pour travailler, dit-elle en tentant de garder un ton neutre. Et que je ne mélange pas les choses.

Il s'approche lentement, sans précipitation, mais avec cette présence qui emplissait tout l'espace autour de lui.

— Il y a des choses que l'on peut contrôler, Éléa. Et d'autres... qu'on ressent sans le vouloir.

— Peut-être, mais je choisis ce que je laisse envahir ma vie. Et vous... vous ne ferez pas partie de ce chaos.

Il s'arrête à quelques centimètres d'elle. Son souffle effleurait presque sa peau.

— Tu me hantes, murmura-t-il. Et ça me rend fou.

Elle le fixe, les bras croisés sur sa poitrine, tentant de masquer le tumulte en elle.

— Ce n'est pas réciproque.

Il esquissa un sourire amer.

— Tu es mauvais.

Elle dévia le regard.

— Vous avez besoin de moi pour quelque chose de professionnel ?

Il recula, visiblement frustré par son calme.

— Oui. Je te transfère au département stratégie interne pour trois semaines. Tu travailleras sous la direction de Madame Dumas. Tu y auras plus de liberté pour structurer ta méthode de gestion.

Éléa clignait des yeux.

— Je... je ne suis qu'une réceptionniste.

— Tu es bien plus que ça. Je te l'ai dit. Ne m'oblige pas à me répéter.

Elle inspire doucement.

— Très bien. Je relèverai le défi.

Il s'approche encore une fois, sans menace, mais avec cette intensité brûlante.

— Et je te préviens, Éléa... je ne suis pas du genre à abandonner.

Elle soutint son regard.

— Et moi, je ne suis pas du genre à céder.

Il recula enfin, un rire bas s'échappant de ses lèvres.

— Alors, que le jeu commence.

Elle quitta le bureau, tremblant mais debout. Elle venait de poser une limite. Mais chaque mot, chaque regard échangé avait creusé un peu plus cette faille dangereuse entre eux.

Et aucun des deux ne semblait vouloir vraiment la refermer.

Le couloir du département stratégie interne n’avait rien à voir avec l’accueil du rez-de-chaussée. Ici, les voix étaient basses, les regards acérés, les pas pressés. Éléa se sentait comme une intruse dans un monde qui n’était pas le sien.

Madame Dumas, une femme élégante à la silhouette rigide, l’accueillit sans chaleur mais sans mépris non plus. Une efficacité glaciale, comme tout ce qui régnait ici.

— Vous êtes celle que le PDG nous a envoyée, dit-elle en consultant sa tablette sans lever les yeux. Très bien. Installez-vous dans le box 3. Voici votre badge temporaire.

Éléa prit le badge sans rien dire, et s’installa dans un petit espace vitré, à peine plus grand qu’un placard. Elle ouvrit son ordinateur, tenta de comprendre les logiciels devant elle. Les premiers fichiers qu’on lui transmit parlaient de projections budgétaires, d’indicateurs de performance, de communication interne — un monde technique, froid, intimidant.

Mais elle ne se découragea pas.

Au contraire.

Dans les jours qui suivirent, elle plongea dans les chiffres, les rapports, les notes de réunion. Elle posait des questions précises, cherchait à comprendre les rouages, à anticiper les besoins. Et bien vite, son nom commença à circuler.

— La nouvelle de chez Blackwell, chuchotait-on. Elle est vive. Elle comprend vite.

Et dans les couloirs, parfois, une silhouette apparaissait. Lui. Aidan. Toujours brièvement. Un regard par la vitre. Une présence discrète, mais brûlante.

Il ne lui parlait plus directement. Pas un message. Pas un mot. Mais elle sentait qu’il suivait tout. Qu’il observait.

Et cela la poussait à se dépasser.

Un jeudi après-midi, alors qu’elle finissait un rapport pour un comité interne, une voix douce l’interrompit.

— Mademoiselle Éléa ? Le PDG vous convoque à la salle 27, dans l’aile Est.

Elle fronça les sourcils. Ce n’était pas son bureau habituel.

Elle prit ses affaires, le cœur battant plus vite.

La salle 27 était un ancien salon transformé en salle de présentation privée. Haut plafond, boiseries noires, fauteuils en cuir. Aidan y était seul, assis dans l’un des fauteuils, deux verres posés sur la table basse.

Elle resta figée à l’entrée.

— Entrez, dit-il calmement. Ce n’est pas une réunion officielle.

— Alors pourquoi suis-je là ?

Il se leva et s’approcha d’elle.

— Parce que j’ai envie de vous voir. Et que j’ai besoin de savoir jusqu’où vous comptez me tenir à distance.

Elle croisa les bras, gardant sa position.

— Nous avions un accord tacite, vous et moi. Professionnalisme. Limite claire. Pas de confusion.

— Mais la confusion est déjà là, Éléa. Tu le sais. Moi aussi.

Elle serra la mâchoire.

— Je ne suis pas Clara. Je ne joue pas.

Il sourit légèrement.

— Tu n’as même pas idée à quel point tu ne ressembles à personne que j’ai connu.

Un silence lourd s’installa. Elle regardait autour d’elle, refusant de se laisser attendrir par l’atmosphère tamisée.

— Pourquoi ici ? demanda-t-elle.

— Parce que je voulais un endroit où tu n’aies pas besoin d’être sur la défensive. Où tu puisses me parler comme à un homme, pas comme à ton supérieur.

Elle resta droite, impassible.

— Et que veux-tu que je te dise, Aidan ? Que je ressens la même chose ? Que j’ai envie de toi malgré moi ? Que chaque fois que tu t’approches, je lutte contre ce feu en moi ?

Il avança d’un pas, mais elle le repoussa doucement avec sa paume contre sa poitrine.

— Mais je ne veux pas perdre ma place. Ni me perdre moi-même dans tes jeux.

Son regard s'assombrit. Il recula d’un pas, respectueux malgré la tension.

— Ce n’est pas un jeu pour moi, Éléa. Pas avec toi.

Elle le regarda, troublée.

— Alors prouve-le. Laisse-moi respirer. Me faire ma place ici par moi-même.

Il acquiesça lentement.

— Très bien. Trois semaines. Sans intervention. Sans pression. Je n’entrerai plus dans ton espace professionnel.

— Merci, dit-elle, la gorge serrée.

Mais alors qu’elle se retournait pour partir, il ajouta, presque dans un murmure :

— Mais sache une chose, Éléa… à la fin de ces trois semaines, je reviendrai. Et je ne jouerai pas.

Elle ne répondit pas. Elle quitta la salle, le souffle court, le cœur en vrac.

Et ce soir-là, en écrivant dans son carnet, elle traça ces mots d’une main incertaine :

« Il a promis de me laisser tranquille. Mais comment éteindre un feu qu’on sent toujours brûler dans son dos ? »