Les jours passaient, mais Éléa avait l’impression de vivre dans une course contre elle-même. Le département stratégie interne la poussait dans ses retranchements. Elle découvrait un monde fait d’objectifs flous, de rapports croisés, de réunions qui se décidaient à la dernière minute, de collègues silencieux aux ambitions tranchantes. Et pourtant… elle s’adaptait.
Chaque matin, elle arrivait avant tout le monde. Chaque soir, elle repartait parmi les derniers. Elle dormait peu, lisait beaucoup, notait tout. Elle voulait prouver qu’elle méritait sa place — à Madame Dumas, au Blackwell Group, mais surtout à elle-même.
Et à lui.
Même si elle refusait de se l’avouer.
Depuis leur échange dans la salle 27, Aidan tenait parole. Il ne l’avait ni convoquée, ni approchée, ni même croisée par hasard. Mais elle sentait sa présence partout. Comme une chaleur qui persistait dans une pièce même après qu’il l’ait quittée.
Le moindre frôlement de voix grave dans un couloir la faisait sursauter. Un parfum boisé dans un ascenseur vide suffisait à accélérer son pouls. Il l’obsédait en silence, et son absence devenait une présence encore plus pesante.
Un jeudi matin, alors qu’elle travaillait sur une analyse comparative de performance des filiales du groupe, Madame Dumas la convoqua dans son bureau.
— Vos résultats sont au-dessus de mes attentes, dit-elle sans sourire. C’est... inattendu.
Éléa baissa légèrement les yeux.
— Merci, Madame. Je fais de mon mieux.
— Vous avez l’œil, la méthode et l’audace. Mais vous n’avez pas encore appris à naviguer parmi les requins.
Éléa fronça les sourcils.
— Je ne suis pas ici pour jouer à des jeux politiques.
— Et pourtant, vous y êtes plongée jusqu’au cou. Vous êtes dans la ligne de mire de certains... et dans la ligne d’intérêt d’un autre.
Le regard de Madame Dumas était pénétrant.
Éléa ne répondit pas, mais son cœur fit un bond.
— Je vous donne un conseil, Mademoiselle : restez concentrée. Soyez brillante, mais discrète. Parce que si vous attirez trop l’attention du sommet, vous attirerez aussi la jalousie de la base.
Elle hocha la tête, serrant ses mains sur ses genoux.
— Est-ce que... quelqu’un s’est plaint de moi ?
— Non. Pas encore. Mais vous commencez à faire parler de vous. Et dans ce monde, c’est une lame à double tranchant.
La réunion se termina sur un ton neutre, mais Éléa ressortit avec un poids sur la poitrine. Elle se sentait comme observée à travers une vitre sans tain. Et elle savait exactement qui se trouvait de l’autre côté.
Ce soir-là, elle rentra plus tard que d’habitude. Elle entra dans son petit appartement, trouva son père assoupi dans le canapé, la télévision allumée sur un match de football. Elle l’embrassa sur le front, monta dans sa chambre et ouvrit son carnet.
« Plus j’avance, plus je me perds. Si je réussis, on me soupçonne. Si j’échoue, je perds tout. Et au milieu… il y a lui. Toujours lui. »
Elle referma le carnet brusquement. Elle n’écrirait pas son cœur sur du papier. Pas ce soir.
Le lendemain, une réunion importante avait lieu entre plusieurs départements. Éléa devait y présenter une synthèse sur les indicateurs de productivité. C’était une première : elle, simple transfuge de l’accueil, face à des directeurs d’équipes, des analystes financiers, des responsables opérationnels.
Et Aidan Blackwell, à la tête de la table ovale.
Quand elle entra dans la salle, son cœur bondit.
Il était là, costume sombre impeccable, regard neutre, entouré de hauts cadres. Il ne la regarda même pas. Du moins, en apparence.
Elle s’installa à sa place, ouvrit son dossier, réajusta ses lunettes.
Son tour arriva. Elle se leva, les jambes un peu raides, et débuta son exposé. Sa voix était calme, posée. Elle déroula ses idées avec méthode, illustrant les points sensibles avec des graphiques précis. Aucun mot en trop. Juste l’essentiel.
Et quand elle termina, la salle resta silencieuse.
Jusqu’à ce qu’Aidan prenne la parole.
— Clair. Structuré. Audacieux. Je n’en attendais pas moins.
Il la regarda pour la première fois. Longuement.
Un frisson la parcourut.
— Quelqu’un a-t-il des objections ?
Personne ne dit mot.
— Bien. La recommandation d’Éléa sera mise à l’essai dès lundi. Réunion close.
Elle sentit tous les regards se tourner vers elle. Certains avec curiosité. D’autres avec froideur.
Mais pas le sien.
Le sien brûlait.
Dans les couloirs, alors qu’elle s’éloignait, elle sentit une présence derrière elle.
— Tu m’impressionnes.
La voix d’Aidan. Calme. Grave. Maîtrisée.
Elle ne se retourna pas.
— Je n’ai fait que mon travail.
— Non. Tu as surpassé les attentes. Comme toujours.
Elle se tourna lentement.
— Tu avais promis de me laisser de l’air.
Il s’approcha, sans la toucher.
— Et je te l’ai donné. Mais je ne peux pas faire taire ce que je ressens. Je t’observe et… j’ai envie de te connaître plus encore. De comprendre ce feu que tu caches sous ton calme.
Elle le fixa, glaciale.
— Et moi, j’ai envie de réussir. Sans raccourci. Sans favoritisme. Sans devenir une histoire de bureau de plus dans ton palmarès.
Il sourit doucement.
— Tu crois que tu pourrais être “une de plus” pour moi ?
— Je ne crois rien. Je me protège.
Un silence.
Il pencha légèrement la tête.
— Tu me désires, Éléa. Et tu as peur de ce que ce désir pourrait faire à ta vie. À ta réputation. À ta famille.
Elle ravala un frisson.
— Et toi, tu as peur de ne pas me posséder.
Il ne nia pas.
— Peut-être.
Elle recula d’un pas.
— Alors que chacun garde ses peurs pour soi.
Et elle s’éloigna.
Le week-end arriva. Éléa décida de ne pas travailler, pour la première fois depuis des semaines. Elle accompagna sa mère à une consultation médicale, fit des courses avec son père, nettoya la maison. Des gestes simples. Quotidiens. Qui l’aidaient à garder les pieds sur terre.
Mais dans le calme de la nuit, il revenait.
Aidan. Son regard. Ses silences. Son souffle si proche et pourtant si interdit.
Elle avait vu des hommes puissants, arrogants, séducteurs. Mais aucun comme lui. Aidan Blackwell n’avait pas besoin de gestes déplacés ou de mots trop sucrés. Il imposait, il aspirait. Il attirait comme un aimant. Et elle était en train de perdre pied, lentement.
Le lundi matin, à son retour, elle trouva sur son bureau une enveloppe discrète. Aucun nom, aucune note. Elle l’ouvrit, méfiante.
À l’intérieur, un simple dossier : un rapport qu’elle n’avait pas encore vu, accompagné d’une note manuscrite :
« Tu voulais des preuves que tu avances seule ? Voici. Tous les retours sont passés par Dumas. Je n’ai rien modifié. Tu brilles par ton propre feu. – A.B. »
Elle resta figée. Puis, lentement, un sourire trembla sur ses lèvres.
Il respectait sa demande. Mais il la voyait.
Et au fond d’elle, une voix murmurait que ce jeu, aussi dangereux soit-il, ne faisait que commencer.