Le soleil était haut dans le ciel quand Éléa Morel sortit du bâtiment principal du Blackwell Group, un dossier serré contre sa poitrine. Le vent tiède de fin de matinée agitait doucement les pans de sa blouse beige, mais elle ne le sentait pas. Elle était ailleurs, encore secouée par l’échange tendu – presque envoûtant – qu’elle venait d’avoir avec Aidan.
Depuis son transfert au département stratégie interne, elle n’avait plus eu à croiser son regard brûlant au quotidien. Et pourtant, il était toujours là. Dans ses pensées. Dans chacun des mots de ses nouvelles collègues, intriguées par l’attention que le grand patron portait à "la petite réceptionniste".
Dans l’open space du 17e étage, Madame Dumas lui avait rapidement cédé une part de ses responsabilités. "J’aime les gens qui ne demandent pas la permission pour avoir du cran," lui avait-elle glissé, tout en lui remettant le bilan trimestriel d’un des pôles les plus importants du groupe.
Éléa Morel s’était plongée dans ces chiffres comme on s’accroche à une bouée de sauvetage. Travailler dur, briller par sa compétence : c’était la seule arme qu’elle pouvait opposer à cette attirance brûlante qu’elle tentait d’enfouir.
Mais Aidan, lui, semblait décidé à tester ses limites. Il n’avait pas cherché à la revoir depuis leur dernière entrevue. Pas un message. Pas une invitation. Rien. Juste un silence pesant, presque cruel, qui résonnait comme un défi.
Et pourtant, chaque matin, elle sentait sa présence planer dans les couloirs, comme une ombre familière. Des échos de conversations, des pas feutrés à l’étage du dessus, des regards qui se détournaient quand elle passait... Il n’était jamais loin.
Ce jour-là, après une matinée chargée, Éléa Morel fut conviée à assister à une réunion d’évaluation dans une salle vitrée au sommet de la tour. Il y aurait plusieurs cadres supérieurs. Elle s’attendait à devoir se contenter d’écouter, mais dès son arrivée, Aidan était là.
Assis à la tête de la longue table, il leva brièvement les yeux vers elle. Son regard croisa le sien, fugace, mais suffisant pour rallumer cette tension si particulière. Il ne sourit pas. Il n’en avait pas besoin.
Elle prit place discrètement, les yeux rivés sur ses notes. Pendant plus d’une heure, la réunion suivit son cours. Les présentations, les stratégies, les projections. Aidan intervenait peu, mais chaque mot qu’il prononçait tombait avec une précision chirurgicale.
Puis vint le moment où il posa une question directe à Éléa Morel.
— Mademoiselle Ravel, que recommanderiez-vous pour réajuster la performance du pôle Europe sans toucher au budget formation ?
Le silence s’abattit dans la pièce.
Elle releva la tête, surprise. Tous les regards étaient braqués sur elle. Certains hostiles, d'autres curieux.
— Eh bien… commença-t-elle, la voix légèrement tremblante. Je pense qu’en externalisant certaines tâches secondaires et en optimisant la gestion horaire des équipes, on pourrait générer des économies opérationnelles. Ça permettrait de maintenir le budget formation intact, tout en augmentant l'efficacité sur site.
Un silence suivi. Puis Aidan hocha lentement la tête.
— Intéressant.
Il se tourna vers Madame Dumas.
— Notez cela dans les pistes prioritaires à explorer.
Éléa Morel sentit ses joues chauffer. Pas de compliment. Pas d’échange de regard appuyé. Juste un "intéressant" glacial. Et pourtant, elle savait qu’il venait de la mettre à l’épreuve. Et qu’elle avait passé le test.
Quand la réunion prit fin, les cadres quittèrent la salle un à un. Aidan resta un moment à feuilleter ses documents. Éléa Morel s’apprêtait à partir quand sa voix l’arrêta.
— Restez un instant.
Elle referma doucement la porte, retenant son souffle.
Il se leva et marcha lentement vers la baie vitrée. Son dos large, tendu sous la chemise blanche, dessinait une silhouette presque irréelle.
— Vous m’évitez, dit-il sans se retourner.
— Je travaille, répondit-elle. Et je crois que c’était le but de cette promotion temporaire.
Il se retourna, croisant les bras.
— Vous croyez que je joue à un jeu ?
— Non, souffla-t-elle. Mais je pense que vous êtes habitué à ce que tout vous cède sans effort.
Il s’approcha, cette fois plus près que jamais. Elle pouvait voir le grain de sa peau, sentir sa chaleur.
— Et vous êtes celle qui refuse. Celle qui me résiste. Vous me fascinez, Éléa Morel.
— Ce n’est pas un terrain sûr, murmura-t-elle, presque à bout de souffle.
— Rien en vous ne respire la sécurité, Éléa Morel. Et c’est ce qui me rend fou.
Elle recula d’un pas, frôlant la table.
— Je ne suis pas un jeu. Je ne veux pas devenir une distraction.
Il la regarda longuement, puis s’arrêta net.
— Dites-le. Dites-moi que vous ne ressentez rien. Que je me fais des idées. Et je reculerai.
Elle ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit.
Son silence fut sa réponse.
Il la contourna, s’éloigna d’elle, mais la tension restait dans l’air, vibrante.
— Très bien, dit-il. Nous allons garder les choses professionnelles. Mais sachez que vous avez laissé une empreinte. Et qu’elle ne s’efface pas si facilement.
Il sortit, la laissant seule dans la salle, le souffle court.
Cette nuit-là, Éléa Morel écrivit dans son carnet noir :
« Il y a des regards qui poursuivent jusque dans les rêves. Et des silences plus bruyants que mille cris. »
Le lendemain, Aidan ne vint pas au bureau.
Ni le surlendemain.
Un silence pesant s’abattit sur les couloirs. Certains murmuraient qu’il était en déplacement. D’autres, qu’il préparait une restructuration secrète. Mais Éléa Morel savait. Il s’éloignait pour reprendre le contrôle.
Et elle aussi, elle devait reprendre le sien.
Alors elle travailla plus dur encore. Elle présenta un rapport qui fut salué. Madame Dumas la prit à part :
— Vous avez un avenir brillant ici, Éléa Morel. Mais il faudra savoir tracer vos propres frontières.
Elle hocha la tête, mais au fond d’elle, un feu continuait de couver.
Un feu aux allures de regard sombre et de voix rauque. Un feu nommé Aidan Blackwell.
Et elle savait qu’il ne s’était pas éteint. Pas encore.
Cet homme bien que beau et si attirant était vraiment dangereux pour elle ; et elle avait peur de finir par se bruler avec ce feu si elle finissait par succomber.