Depuis son arrivée au département stratégie interne, Éléa Morel ne cessait de surprendre. En une semaine à peine, elle avait pris ses marques avec une aisance presque déconcertante. Les collaborateurs de Madame Dumas, d’abord sceptiques à l’idée d’intégrer une simple réceptionniste dans leur équipe, s’étaient rapidement inclinés devant sa rigueur, son esprit analytique et sa capacité à anticiper les enjeux.
Chaque matin, Éléa entrait dans l’open space avec une posture nouvelle. Droite, le menton relevé, le regard clair. Les cernes étaient toujours là, mais elle les portait avec fierté : elles étaient les marques de son effort, de son combat quotidien.
Madame Dumas elle-même, une femme réputée intransigeante, avait glissé à demi-mot lors d’un briefing :
— Cette Morel, elle ira loin. Elle voit là où les autres n’imaginent même pas regarder.
Les mots avaient résonné dans le cœur d’Éléa comme une validation silencieuse. Pour la première fois depuis longtemps, elle se sentait reconnue.
Mais derrière cette réussite montante, la tension qui la liait à Aidan Blackwell ne cessait de grandir. Il la croisait parfois au détour d’un couloir, ne lui adressant qu’un hochement de tête… mais ses yeux, eux, disaient tout autre chose. Brûlants. Dévorants. Frustrés.
Ce matin-là, elle reçut une convocation sur son agenda électronique : « Bureau du PDG – 17h. »
Elle inspira profondément. Chaque rencontre avec lui était une épreuve, un duel où les mots masquaient à peine l’orage sous-jacent.
À l’heure dite, elle frappa à la porte. Une voix grave répondit :
— Entrez.
Aidan était seul, comme toujours. Debout, devant sa baie vitrée, les mains dans les poches. Lorsqu’il se retourna, elle sut. Son regard n’avait rien de neutre.
— Miss Morel. Installez-vous.
Elle s’assit, le cœur battant, masqué par son masque de professionnalisme.
— J’ai reçu le dernier rapport. Impressionnant, vraiment. Vos recommandations sur les marges des filiales internationales sont audacieuses.
— Merci. Je crois en ce que je fais.
— Vous croyez surtout en vous, corrige a-t-il en s’asseyant face à elle. Et c’est ce qui vous rend… dangereusement efficace.
Un silence se glissa entre eux, comme une promesse suspendue.
— Ce que vous êtes devenue en quelques semaines est fascinant. Une femme qui pense vite, agit juste… et résiste même à ce que beaucoup n’oseraient refuser.
Elle soutint son regard, glacée et brûlante à la fois.
— Ce que je suis devenue ne regarde que moi. Je n’ai jamais cherché à plaire.
— Et c’est bien ça, Éléa. Ce refus constant d’entrer dans le jeu. C’est exactement ce qui me donne envie de vous y pousser encore plus loin.
Il se leva. Lentement. Fit le tour de son bureau et vint s’appuyer juste devant elle.
— Vous savez que vous me désirez. Ne niez pas. Votre regard vous trahit à chaque fois.
Elle se leva à son tour, son souffle un peu plus court.
— Et vous ? Vous croyez que vous pouvez jouer avec ce désir ?
Il avança d’un pas. Elle ne recula pas. Il était si proche maintenant. Si brûlant.
— Je sais que je peux le provoquer, Éléa. Et je sais que vous n’êtes pas indifférente.
Il tendit la main. Effleura sa joue du bout des doigts. Elle frémit. Ferma brièvement les yeux. Son corps tout entier réclamait ce qu’il offrait.
Leurs visages n’étaient plus qu’à un souffle l’un de l’autre.
— Vous êtes une énigme, souffla-t-il. Et j’ai envie de la résoudre. De vous déchiffrer... morceau par morceau.
Elle craqua. Enfin. Elle se hissa sur la pointe des pieds, ses lèvres effleurant les siennes.
Il répondit à son baiser. D’abord doucement. Puis plus intensément. Leurs corps se frôlèrent, s’enflammèrent. Ses mains encadraient son visage, ses doigts glissèrent dans sa nuque. Il la pressa contre lui.
Mais soudain... il s’interrompit.
Il se recula d’un coup, les yeux brillants d’un feu refoulé.
— Non.
— Quoi ? Souffla-t-elle, déstabilisée.
— Pas maintenant. Pas comme ça.
Il recula encore. Ses mains tremblaient légèrement.
— Je veux que vous sachiez une chose. Ce n’est pas un jeu pour moi. Et je refuse de vous prendre dans un moment d’impulsion, alors que vous méritez bien plus que ça.
Le choc fut brutal.
— Vous venez de me provoquer jusqu’au bout pour me repousser ?
Il hocha la tête.
— Exactement. Pour vous rappeler que je peux, moi aussi, contrôler mes désirs. Mais surtout pour vous faire sentir ce que vous me faites. Ce manque. Cette frustration. Cette envie que vous allumez... sans même essayer.
Rouge de honte et de colère mêlée, elle attrapa son sac.
— Vous êtes cruel.
— Je suis fou de vous, Éléa. Et c’est encore pire.
Elle ouvrit la porte avec rage, sans se retourner.
Il ferma les yeux, les poings serrés.
Elle partit, la gorge nouée, le cœur au bord de l’explosion.
Elle avait cédé. Pour rien. Et maintenant, tout avait changé.
Mais ce qu’elle ignorait encore, c’est que dans ce jeu brûlant entre eux deux, personne ne garderait le contrôle bien longtemps.
Le silence du bureau d’Aidan était pesant après le départ précipité d’Éléa Morel. Il restait là, debout, les yeux fixés sur la porte qu’elle avait violemment refermée. Il n’avait jamais été du genre à douter de ses choix, encore moins à se laisser dominer par ses émotions. Mais depuis qu’elle était entrée dans sa vie – d’abord par accident, puis par nécessité – elle renversait toutes ses certitudes, bousculait chaque barrière qu’il avait soigneusement érigée.
Il avait goûté à ses lèvres. Et cela n’avait pas suffi. Il voulait plus. Pas seulement son corps, mais sa confiance, son esprit, sa vulnérabilité. Il voulait qu’elle vienne à lui librement, sans peur, sans défi. Mais au fond de lui, il savait qu’il l’avait blessée.
Dans les couloirs du Blackwell Group, Éléa marchait d’un pas rapide, presque mécanique. Son cœur battait la chamade, non pas à cause du désir qu’elle avait ressenti quelques minutes plus tôt, mais à cause de la colère. Elle s’était laissée emporter. Par lui. Par ses mots. Par ce qu’il faisait naître en elle.
Elle ne comprenait pas pourquoi il avait provoqué une telle intimité pour la repousser ensuite. Son souffle s’était mêlé au sien, leurs corps s’étaient frôlés, et pourtant… il avait reculé. Comme s’il jouait un jeu dangereux où elle n’était qu’un pion. Mais au fond, elle savait que ce n’était pas le cas. Il y avait eu quelque chose de vrai, de brut, dans ce moment suspendu. Et c’était bien cela qui la déstabilisait le plus.
Le soir, de retour chez elle, elle s’enferma dans sa chambre et jeta son sac sur le lit. Elle se regarda longuement dans le miroir. Son reflet lui renvoyait l’image d’une femme changée. Moins naïve. Plus consciente. Plus forte aussi.
Elle saisit son carnet noir et écrivit, la main tremblante :
« Il me désire. Mais il m’évite. Il me provoque, mais me repousse. Que cherche-t-il vraiment ? Et pourquoi est-ce que je ressens ce manque, cette attente, cette fureur dans chaque fibre de mon être ? »
Le lendemain matin, au siège du Blackwell Group, la tension flottait comme une brume invisible. Les regards fuyants, les chuchotements, les mouvements brusques… tout semblait amplifier l’agitation intérieure d’Éléa.
Elle croisa Aidan dans un couloir, mais cette fois, aucun mot ne fut échangé. Leurs regards se croisèrent brièvement, intensément, puis chacun poursuivit sa route. Mais tout en elle criait de revenir sur ses pas, de le confronter, de le défier. Et tout en lui hurlait de la rattraper, de l’attirer contre lui, de la posséder enfin.
Plus tard dans la journée, Madame Dumas convoqua Éléa pour un nouveau dossier. Rien d’inhabituel. Pourtant, à la fin de la réunion, elle lui glissa :
— Le PDG souhaite que vous l’accompagniez à Genève la semaine prochaine. Réunion stratégique avec des partenaires étrangers. Il veut que vous soyez là pour présenter vos analyses sur la diversification des investissements.
Le cœur d’Éléa manqua un battement. Travailler avec lui en dehors du cadre habituel, dans une ville étrangère, loin de toute structure…
— Très bien, répondit-elle d’un ton calme. Je me tiendrai prête.
Mais au fond d’elle, une tempête se levait.
Ce soir-là, elle rentra chez elle, bouleversée. Sa mère dormait profondément dans la pièce voisine, et son père regardait un vieux film. Éléa s’installa à son bureau et tenta de se plonger dans les données du dossier suisse. Mais ses pensées dérivaient constamment vers Aidan. Ses yeux. Ses gestes. Son souffle sur sa peau.
Elle ferma les yeux un instant, et revit leurs lèvres se frôlant. Ce moment suspendu. La frustration. Le désir. Et la peur aussi – car elle savait que si elle se laissait tomber, ce serait sans parachute.
Quelques jours plus tard, l’avion privé du Blackwell Group atterrissait à Genève. Éléa et Aidan n’avaient échangé que des mots strictement professionnels pendant le trajet. Il lisait, elle révisait ses notes. Mais chaque geste, chaque regard subtil, trahissait une tension sourde.
À l’hôtel, ils avaient chacun leur chambre, bien entendu. Mais lors du dîner organisé avec les partenaires suisses, Aidan ne cessait de l’observer. Il lui offrait des sourires rares, mais chargés d’un sous-texte qu’elle n’était pas encore prête à déchiffrer.
Ce fut dans le hall désert de l’hôtel, après le dîner, que les choses prirent un nouveau tournant.
— Vous avez été brillante ce soir, dit-il d’une voix grave, les mains dans les poches.
— Merci. C’est mon travail, répondit-elle, les bras croisés.
— Ce n’est pas que du travail. Vous avez cette façon de captiver sans effort.
— Ne recommencez pas, Aidan, souffla-t-elle. Ne jouez pas avec moi.
— Et si ce n’était pas un jeu ?
Elle recula d’un pas. Il avança d’un demi. Ils étaient seuls. Le silence entre eux était plus éloquent que mille mots.
— Ce que je ressens pour vous est réel, Éléa. Brutal. Insupportable parfois. Mais je ne veux pas le gâcher.
— Alors pourquoi me faire miroiter des choses pour ensuite me repousser ?
Il approcha encore. Tout près.
— Parce que je me bats contre ce que je ressens. Parce que je sais que si je cède… je ne pourrai plus revenir en arrière.
Elle leva les yeux vers lui. Son regard tremblait.
— Peut-être que c’est justement ce qu’on attend tous les deux.
Il effleura sa joue, comme il l’avait fait ce jour-là. Mais cette fois, elle ne recula pas. Elle ferma les yeux. Et il l’embrassa. Lentement. Intensément.
Puis il s’interrompit à nouveau. La respiration haletante.
— Je ne peux pas. Pas ici. Pas maintenant.
— Tu as peur ? demanda-t-elle dans un souffle, ses mains encore posées contre son torse.
— J’ai peur de ce que tu représentes pour moi.
Ils restèrent là, sans bouger, sans un mot. Puis il s’éloigna, sans un regard.
Éléa, seule, resta debout dans le hall. Le cœur en ruine. Le corps en feu. Et l’âme, plus que jamais, liée à cet homme qu’elle ne comprenait toujours pas.
Elle retourna dans sa chambre, se jeta sur le lit. Ses mains tremblaient. Son corps appelait le sien. Mais il l’avait quittée. Encore.
Elle alluma son carnet. Les mots jaillirent :
« Il me brise à chaque baiser. Et pourtant, je les attends. Tous. Encore. »