chapitre 4

Les renforts

Le silence avait recouvert les cendres.

Le sol tremblait encore, chargé de cris étouffés et de l’odeur du sang brûlé.

Kael restait à genoux.

Son bras gauche manquant, la tête basse, immobile. Il ne parlait plus. Il respirait à peine.

Hiro serrait les dents.

Il n’y avait plus rien à compter. Juste les restes d’un champ de ruines.

Oren, à ses côtés, regardait l’horizon.

Puis il parla enfin.

— Ils arrivent.

Du nord, du sud, de l’ouest et de l’est, quatre groupes humains s’approchaient.Fuyant. Hurlant. Chacun poursuivi par un géant difforme.

— Encore ?! cria Kohaku.

— Ils nous ramènent l’apocalypse, grogna Kubira.

Les civils n’avaient que leurs jambes, leurs cris… et leur peur.

Parmi les nouveaux arrivants, certains portaient encore les stigmates de longues batailles. Ils n’étaient pas aussi célèbres que Kael ou Oren, mais leurs noms résonnaient parmi les survivants.

Lima, fine et silencieuse, maîtrisait la glace. Elle pouvait faire jaillir d’immenses pics gelés depuis le sol pour transpercer ses ennemis.

À ses côtés marchait Rhan, dont le pouvoir étrange consistait à solidifier l’air lui-même, formant des murs tranchants comme des lames.

Ezra, au regard vif et au corps nerveux, possédait une vitesse hors norme : il pouvait se dédoubler pendant quelques secondes, apparaître à plusieurs endroits à la fois.

Tenna, elle, portait autour du bras un vieux bandage. Elle avait le don de soigner les blessures des autres… mais à chaque soin, c’était son propre corps qui en subissait le contrecoup.

Plus loin se tenaient Miro, dont les bras pouvaient se transformer en lames d’ombres pures, et Vahl, mystérieux illusionniste capable de créer des reflets physiques si parfaits qu’ils pouvaient détourner l’attention d’un monstre… quelques instants.

Jiro, large et musclé, générait de puissantes ondes de choc à partir de sa propre aura. Un seul de ses coups pouvait déséquilibrer un géant… à condition de ne pas rater.

Enfin, Ayra, aux cheveux bruns attachés en tresses, contrôlait les racines et la terre. Sous ses pieds, le sol s’ouvrait, enlaçait, ou tranchait, selon ses ordres silencieux.

Oren ordonna :

— En formation. Tout le monde.

Kubira, Hiro et Kohaku se mirent en mouvement.

— Maître ! cria Kohaku. On peut encore gagner !

— Pas gagner, répondit Oren. Survivre.

Les quatre géants chargèrent.

Le sol explosa. Les cris fusèrent.

Lima lança des pics de glace sous les pieds d’un géant. Il trébucha, mais l’écrasa en tombant.

Ezra tenta de courir dans le dos d’un autre pour le frapper au cou. Il y parvint, mais se fit balayer par un revers. Son crâne heurta un mur.

Tenna sauva deux civils blessés, les traînant hors d’un effondrement. Un pan de mur s’écrasa sur elle.

Vahl créa une illusion d’explosion pour tromper un géant. Ça fonctionna. Mais le second géant ne fut pas dupe… et le pulvérisa d’un coup de talon.

Jiro lança une onde de choc trop proche. Il perdit le contrôle. Le retour de force le propulsa dans les airs. Il tomba… dans la main d’un géant.

La bataille était brutale.Le feu, la terre, l’électricité, la glace… tout était mobilisé. 3 géants tombèrent.

L’un transpercé de lames d’ombre.

L’autre étranglé par des racines serrées comme des câbles.

Le troisième foudroyé par Kubira et pulvérisé par Hiro.

Les survivants hurlaient.

C’était fini. Il n’en restait qu’un.

Mais alors que le dernier géant reculait, le sol s’enfonça.

Une masse visqueuse surgit.

Le poulpe-éléphant.

Son œil percé suintait un sang violet et fumant. Son dos se couvrait de croûtes noires. Il se tenait plus bas… mais il respirait.

— Non… souffla Ayra. Pas lui…

Le poulpe ouvrit la gueule. Il n’attaqua pas.

Il absorba le dernier géant.

L’engloutit lentement, tentacule après tentacule. Le corps disparut dans sa masse gélatineuse.

Puis il se tordit.Sa forme se brisa.Il changea.

Ses jambes grossirent, son torse se couvrit d’une carapace déformée, son œil unique doubla de taille. Il devint moitié géant, moitié poulpe, une aberration de chair difforme.

Il ne régénérait plus.

Mais il respirait.Et il attendait.

Les survivants se rassemblèrent.

Oren regarda ses élèves : Kubira, Hiro, Kohaku. Tous blessés, mais debout.

— C’est lui, dit-il. Le dernier. Celui que vous ne devez pas affronter seuls.

Au sol, Kael tourna la tête. Il regarda Keita.

Pendant que les cris des protecteurs résonnaient dans la plaine, pendant que la poussière des combats étouffait les visages et que le feu arrachait le ciel, Kael restait à genoux.

Il ne bougeait pas. Pas depuis le dernier assaut. Son bras manquait toujours, mais aucun sang n’avait coulé.À côté de lui, Keita, toujours choqué, ne cessait de regarder le champ de ruines.Yuna était à l’écart, la main posée sur l’épaule de Keita, observant Kael du coin de l’œil.Et puis, sans prévenir, le corps de Kael commença à luire doucement.

— Hein ?... souffla Keita.

Des particules multicolores se détachaient de son dos. Une à une.Comme si son corps se dissolvait dans l’air.

Kael tourna lentement la tête vers lui.

— Je n’en ai plus pour longtemps.

— Quoi ?! Attends, c’est une blague ?!

Kael soupira.

— Écoute. Tu dois savoir. Tu dois enfin comprendre. Pas parce que tu m’importes… mais parce que je n’ai pas le choix.

Un décor désolé prit lentement forme dans l’esprit de Keita.Un village, ou ce qu’il en restait.Des décombres, des cris, du feu. Une maison effondrée.

Un petit garçon ensanglanté se tenait debout, les genoux écorchés, les larmes coulant sur son visage noirci de cendres.

— Papa ?! Maman ?!

Une voix de femme gémit sous les gravats. La mère de Keita, à genoux, tentait de tirer le bras coincé de son mari, dont le torse était pris sous les pierres.

Et derrière elle, dans l’ombre, un monstre aux membres difformes s’approchait.

Kael parla, depuis l’arrière du souvenir :

— Ce jour-là… un monstre a attaqué ta maison. Tu n’étais pas encore dans cette ville. Tu n’avais aucun pouvoir. Tu n’étais… qu’un enfant.

Le petit Keita, voyant la créature approcher sa mère, hurla de terreur, puis… quelque chose en lui se brisa.

Ses yeux devinrent blancs, sans pupilles. Son corps s’illumina.

Et dans un éclair, il bondit, frappa la créature avec une puissance qu’aucun enfant ne devrait posséder.

— …C’est pas possible… c’est moi ça ?... murmura Keita, tremblant.

— Tu as éveillé ton pouvoir. Brutalement. Mais ton corps était trop faible.

Dans le souvenir, le petit Keita cracha du sang, trembla, et s’effondra, inconscient.

Kael poursuivit, sa voix devenant plus froide :

— Ton père… toujours prisonnier des décombres… a utilisé ses dernières forces pour te sauver.

Un cercle lumineux apparut sous l’enfant inconscient. Une lumière s’en échappa, s’arrachant de son corps.

— Il a expulsé ton pouvoir. Pour te protéger.Et ce pouvoir, c’était moi.

Keita recula d’un pas, blême.

— Attends, quoi ?... C’est toi… qui étais en moi ?...

— Je ne suis pas “en toi”, Keita. Je suis toi. Ce que tu aurais dû devenir.

— Qu… quoi ?...

Yuna, choquée, n’osait plus parler. Son regard allait de Kael à Keita, incertaine.

— C’est pour ça que je t’ai toujours protégé, poursuivit Kael.Pas parce que je t’aime bien. Bien au contraire.Si tu meurs… je meurs aussi.

Les particules de Kael continuaient de se détacher.Mais à présent, elles ne se perdaient plus dans l’air.Elles rentraient dans le corps de Keita.

Une à une.

— Et tu veux savoir la vérité, Keita ? Je te hais.

— …Quoi… ? balbutia Keita.

Kael leva ses lunettes d’une seule main.Ses orbites étaient vides.Il n’avait jamais eu d’yeux.

— Je n’ai jamais été accepté. Ni par les hommes, ni par les monstres.J’ai vécu dans votre monde comme un monstre, rejeté, traqué… Parce que je n’avais pas de regard, pas d’âme à leurs yeux.C’est pour ça que je portais ces lunettes. Pour qu’on détourne les yeux, au lieu de les affronter.

— Je… je savais pas… souffla Keita.

— Tu étais un gamin faible. Et j’ai souffert à ta place. Toute ta souffrance… c’est moi qui l’ai portée.

Les dernières particules quittèrent Kael.Il n’en restait plus qu’un fragment lumineux, flottant devant Keita.

— Ne crois pas que je t’ai laissé le choix.Tu m’as enfermé. Maintenant je reviens.

Le fragment final entra dans le torse de Keita.Un souffle violent entoura son corps.Yuna fut repoussée d’un pas. Même le sol vibra.

À cet instant précis…Un rugissement monstrueux secoua les cieux.Le géant-poulpe surgit au loin, fusionné, difforme, abject.Keita rouvrit les yeux. Ils n’avaient plus de pupilles.

Yuna recula, la gorge serrée.

— Keita… tu… tu vas bien ?

Il ne répondit pas. Il l’a regarda le visage d’un calme terrifiant .

Le monstre restait silencieux. Il n’avançait pas. Il n’attaquait pas.

Il attendait.

Son œil fusionné, immense, battait comme un cœur monstrueux.

Ses membres difformes frémissaient légèrement, tendus comme un prédateur.

Face à lui, Keita avançait.

Les yeux sans pupilles, le souffle rapide, les bras encore tremblants.

Il venait de réintégrer un pouvoir ancien, mais... ce pouvoir n’était pas encore le sien.

Il attaqua. Une décharge, un saut, une frappe.

Le monstre para sans bouger. D’un revers de tentacule.

Keita fut projeté contre un rocher. Il se releva, en grimaçant.

— Keita ! cria Yuna.

Il hocha lentement la tête.

— Je vais bien… Il est juste… trop lourd. Trop... dense.

Yuna le regarda avec tristesse.

Elle seule savait ce qu’il venait d’endurer. Ce que Kael lui avait révélé.

Mais personne d’autre ne savait.

Autour d’eux, les civils survivants observaient la scène, tétanisés.Ils étaient vingt.Certains tremblaient. D’autres pleuraient.Tous avaient vu Kael disparaître, tous avaient entendu le rugissement de la bête.

Un silence lourd s’installa.Et puis, un garçon Dayo, celui au regard vif fit un pas en avant.

Il cria :

— Regardez-le ! Ce type se relève encore et encore, alors qu’il sait qu’il est moins fort que ce truc !Il se bat quand même ! Et nous, on reste là comme des pierres ?!

— Mais… on n’a pas de pouvoirs ! cria Sanae.

Dayo serra les poings.

— Peut-être… parce qu’on ne mérite pas encore d’en avoir.

Un silence.

Puis il hurla, de toutes ses forces :

— C’est peut-être en courant vers la mort qu’on deviendra ce qu’on aurait dû être !

Sans attendre de réponse, il se mit à courir. Droit vers le monstre.

— IL A RAISON ! cria Malik, en le suivant.

— Pour une fois… faut juste sauter, pas réfléchir ! lança Léana.

Vingt civils se mirent à courir. En criant. En hurlant.Certains de rage. D’autres de peur.Keita, au sol, les regarda. Les yeux écarquillés.

— Non… qu’est-ce que vous faites ?!

— Ils… ils courent vers leur mort, balbutia Hiro, choqué.

Et c’est ce qui arriva.Le monstre leva un bras difforme.Trois d’entre eux furent écrasés.Le bruit fut atroce. Des cris. Puis plus rien.

Mais les dix-sept autres ne s’arrêtèrent pas.Et c’est là que cela arriva.Leurs corps brillèrent.Lentement d’abord. Puis violemment.Une lumière dorée et bleutée entoura chacun d’eux.Le sol trembla. Le ciel sembla pulser.

Kubira, haletant, se redressa à moitié.

— Ils… ils éveillent leurs pouvoirs…

Yuna, en larmes, chuchota :

— Ils l’ont mérité.

Keita, au sol, serra les poings.Derrière lui, dix-sept nouveaux combattants se dressèrent.Les corps brûlants d’énergie. Les yeux remplis d’une volonté nouvelle.Et cette fois, le monstre… fit un pas.