L'effondrement des bras
Le sol vibrait comme sous le poids d’une divinité enragée. La lumière du jour avait presque disparu, dévorée par les fumées épaisses des incendies et la masse noire du monstre qui, désormais, dominait le champ de bataille comme une forteresse de chair. Il lui restait six tentacules, chacun plus large qu’un tronc d’arbre centenaire, armé de crochets osseux et de veines lumineuses d’une lueur malsaine.
Le silence fut brisé par un cri venu des entrailles de la bête. Une vibration gutturale qui résonna dans les os de tous ceux qui se tenaient encore debout. Les combattants, blessés, à bout de souffle, n’étaient plus qu’une poignée, mais leurs regards n’avaient rien perdu de leur éclat.
Oren, les bras ballants, les muscles tremblants, planta ses pieds dans le sol. Il était couvert de sang, de poussière et de cendres. Pourtant, il resta droit. Il était le roc. Le dernier mur.
— Il faut l’abattre, dit-il d’une voix rauque. Maintenant.
Kubira, accroupi sur une pierre fendue, souffla un rire nerveux.
— C’est pas juste une bête. C’est une malédiction en mouvement.
— Alors on l’exorcise, lança Kohaku en serrant les poings.
Un portail s’ouvrit sous ses pieds, et elle disparut.
Les autres suivirent, sans mot. L’ordre n’existait plus. Seule la volonté d’en finir restait.
Le premier tentacule siffla dans l’air. Rhan dévia l’impact avec une muraille d’air. Derrière lui, Tobias toucha la chair du bras monstrueux, la faisant fumer. Keita, ses yeux illuminés, frappa directement la base du membre. Le tentacule céda sous l’assaut combiné.
Le cri du monstre fut suivi d’un déferlement de chaleur. Une onde de chaleur circulaire explosa de son torse. Ayra et Lima dressèrent ensemble un dôme de pierre et de glace. Le feu lécha leurs protections, les fissura, mais elles tinrent bon.
Deuxième attaque. Ezra, propulsé par un portail de Kohaku, frappa en diagonale. Kubira surgit de l’autre côté, enveloppé d’électricité, et l’acheva.
Deux bras tombés.
Le monstre répondit avec un nouveau pouvoir. Le sol se courba sous ses pieds. Les pierres se fendirent, les jambes fléchirent. C’était une manipulation de la gravité, ou pire : une déformation de l’espace autour de lui.
Keita tituba. Hiro posa une main sur son épaule.
— Je peux amplifier ton pouvoir. Tu veux ?
— Fais-le, murmura Keita.
Le jeune homme bondit. Le choc de son coup secoua le troisième tentacule. Ezra donna le coup final. Trois.
Mais la bête ne s’arrêta pas. Un cri strident, presque inaudible, traversa l’air. Les tympans éclatèrent, les nerfs hurlèrent. Un troisième pouvoir : la résonance.
Malgré la douleur, Oren surgit comme un bouclier humain. Il agrippa un bras, l’arracha de ses propres mains.
Quatre.
Les cinq derniers combattants se jetèrent dans une coordination parfaite. Kohaku, Hiro, Tobias, Ezra et Keita. Ils frappèrent dans un tourbillon de lumière et de portail.
Cinq.
Il ne restait qu’un bras.
Yuna courut malgré sa peur. Sans pouvoir, elle cria. Juste un cri. Pur. Humain. Le monstre recula un instant. Keita en profita. Hiro le lança. Et la lame d’énergie trancha le dernier tentacule.
Six.
Mais la bataille n’était pas finie.
Le corps du monstre se mit à pulser. Des yeux s’ouvrirent un à un. Sa peau se fendit. Une lumière noire s’échappa de ses anciennes blessures. Il ne cria pas. Il se transforma.
Les combattants, tremblants, à genoux, n’avaient plus de force. Mais leurs regards ne faiblirent pas.
— Ce n’est pas encore fini, souffla Keita.
Et tous comprirent que le pire… arrivait maintenant.
Le silence qui avait suivi la chute du dernier tentacule fut aussi bref qu’un battement de cœur. Le monstre, bien que mutilé, ne s’effondra pas. Au contraire, il recula lentement, chaque pas ébranlant la terre. Son corps se modifiait de l’intérieur. Des veines sombres se mirent à pulser sous sa chair boursouflée, et une vapeur violette s’échappait de la plaie béante laissée par le dernier membre tranché.
Tout le monde le sentait : quelque chose venait de changer.
Un frisson parcourut l’échine de Keita. Il jeta un coup d'œil à Kubira, qui serrait les dents. Kohaku, le souffle court, observait l’ennemi avec méfiance, prête à ouvrir un portail au moindre geste suspect. Hiro, silencieux, scrutait l’atmosphère. Quelque chose pesait.
Puis soudain, le monstre leva sa tête difforme et rugit.
Un cri d'une puissance inhumaine, assourdissant, fendit l’air. Le sol se fissura sous l’onde sonore, des vitres explosèrent à plusieurs mètres, et certains combattants se plaquèrent les mains sur les oreilles. Une onde de chaleur invisible s’échappa alors du corps du monstre, déformant l’air autour de lui. Tout ce qui était à portée fut calciné en quelques secondes. La terre elle-même sembla fondre en un point.
— Feu ! cria Hiro. Il dégage une pression thermique !
Le groupe se dispersa instinctivement, mais la chaleur se propagea en cône, forçant plusieurs à rouler au sol pour éviter les brûlures. L’un des combattants les plus jeunes trébucha. Le souffle allait l’atteindre de plein fouet — mais une forme fusa devant lui.
Oran.
D’un mouvement si rapide qu’il laissa une traînée de poussière, le maître de Kubira, Hiro et Kohaku attrapa le jeune garçon et l’évacua hors de portée. Une fraction de seconde plus tard, le sol où il se tenait explosa sous la température.
— Premier sauvetage... marmonna Oran. Ça commence.
Mais le monstre ne laissa aucun répit. Il leva son bras gauche — pourtant tranché — et dans une gestuelle surnaturelle, fit trembler l’espace lui-même. Une spirale invisible se forma autour de ses jambes, et la gravité sembla se retourner. Plusieurs combattants furent soulevés dans les airs sans comprendre, projetés sur plusieurs mètres avant d’être récupérés in extremis par Oran, qui les rattrapa les uns après les autres.
— Deuxième, troisième... souffla-t-il, haletant. Vous allez m’user, à ce rythme.
Au sol, Kubira tenta de contre-attaquer avec un arc d’électricité. Kohaku ouvrit un portail pour détourner une attaque en retour. Hiro fonça sur le flanc gauche du monstre, tentant de l’aveugler.
Mais tout était inutile. Le monstre bougeait avec une aisance inédite. Il anticipait, il contrait, il bondissait. Son œil central suivait chaque mouvement avec une précision glaçante.
Une nouvelle attaque surgit : un rayon de chaleur pure émis directement depuis une protubérance nouvelle sur son torse. Comme un souffleur de verre vivant, il cracha un cône incinérateur droit sur un petit groupe.
— Non ! cria Keita.
Oran réapparut dans un flash, saisit deux personnes par le col et bondit hors du champ. Le sol s’embrasa à leur place.
— Quatrième... cinquième... grinça-t-il. Pas le temps de leur apprendre à esquiver.
La panique commençait à s’emparer de certains. Plusieurs reculaient, d’autres lançaient des attaques inefficaces, et quelques-uns hurlaient simplement. La créature avançait, inarrêtable, insensible aux coups.
Et pourtant, personne ne tomba. Pas encore. Grâce à Oran.
Mais Oran lui-même ralentissait. Il respirait plus fort. Sa jambe gauche saignait. Son œil droit clignotait. Même lui avait des limites.
Le monstre le sentit.
Il tourna sa tête, fixant le maître au bord de l’épuisement. Sa bouche difforme s’ouvrit en un rictus. Une autre onde se prépara, cette fois vibratoire, destinée à fendre l’air même. Un son à peine perceptible, mais suffisant pour fissurer le béton.
Oran serra les dents. Il était prêt à encaisser... mais une main se posa sur son épaule.
— C’est à nous d’agir, maître, dit Hiro, le regard déterminé.
À ses côtés, Kubira électrifiait ses bras. Kohaku, le regard sombre, ouvrait plusieurs portails en simultané. Même Keita, pourtant fatigué, serrait les poings.
— On tiendra. Vous avez fait assez.
Oran les regarda. Ses trois disciples. Puis il recula d’un pas, laissant la nouvelle génération prendre la relève.
Mais dans l’ombre brûlante de ce monstre sans nom, tous savaient une chose : le prochain assaut serait décisif. Et cette fois, personne ne pourrait les sauver à leur place.
Le monstre semblait grogner d’aise, comme s’il se nourrissait de la peur et de l’essoufflement de ceux qui l’entouraient. Autour de lui, la terre brûlait, l’air vibrait, et les structures proches fondaient lentement sous la chaleur continue. Il ne possédait plus de tentacules, mais sa nouvelle forme avait gagné en robustesse, en vitesse, et en puissance.
Son œil central, entouré de plusieurs globes plus petits, pulsait lentement comme un cœur enragé. À chaque battement, une vibration sourde se propageait dans le sol, rendant l’équilibre difficile pour les combattants fatigués.
Hiro concentra son énergie dans ses bras, tentant de canaliser toute amplification restante.
— Il ne faut pas qu’on lui laisse le rythme, murmura-t-il.
— Trop tard, répondit Kubira, haletant. Il l’a déjà.
Le monstre bondit. D’un seul saut, il se retrouva derrière Keita. Son poing massif s’abattit comme une enclume.
— Keita !
Un souffle de vent précéda l’impact. Oran apparut entre Keita et le coup, bras tendu. Il bloqua la frappe de la créature. Le sol se fissura sous ses pieds. Il grogna de douleur, mais tint bon.
— Encore lui, murmura Kohaku.
Oran recula, à peine debout. Son souffle était saccadé. Son bras gauche pendait, sans force. Il venait d’encaisser plus que son corps n’en permettait.
Mais le monstre n’en avait pas fini. Il ouvrit grand la bouche et projeta un souffle brûlant. Un véritable torrent de flammes noires. Tous se dispersèrent.
Lima créa une muraille de glace pour protéger un groupe. Elle fondit instantanément. Ayra, derrière elle, érigea une seconde couche de pierre. La chaleur l’entailla en quelques secondes.
— On ne peut pas encaisser ça longtemps, gronda Tobias.
— Et on ne peut pas l’éviter éternellement, ajouta Soojin.
Un éclair fusa. C’était Keita, projeté par Hiro dans les airs. Il frappa l’œil supérieur du monstre. Le choc le fit vaciller. Kubira enchaîna avec une décharge ciblée sur le flanc gauche. Kohaku ouvrit un portail sous ses pieds pour apparaître au-dessus et tailler sa nuque.
Mais le monstre se tourna au dernier moment. Une pulsation de vibration explosa. Hiro et Tobias furent soufflés. Ezra rattrapa Tobias avant qu’il ne s’écrase.
Et toujours, encore, Oran surgissait là où tout semblait perdu. Il intercepta une attaque surprise sur Yuna, récupéra Keita qui chutait, sauva Ezra d’un souffle de feu, puis fonça stopper la créature avant qu’elle ne piétine Soojin.
Il n’était plus rapide. Il était partout.
Mais ça se voyait. Son corps tremblait. Ses muscles étaient déchirés. Du sang coulait de ses narines. Chaque pas devenait un effort. Mais il continuait. Encore. Et encore.
Le combat semblait se figer dans une boucle. Le monstre attaquait. Les autres esquivaient, répliquaient, résistaient. Oran intervenait. Et le cycle reprenait. Inlassablement.Mais un cri brisa ce cycle.
— IL VA EXPLOSER ! hurla Kohaku.
Tous stoppèrent net.
— Oran est presque en surcharge, ajouta-t-elle, la gorge serrée. Il dépasse ses limites.
Keita serra les poings. Hiro leva les yeux vers leur maître. Kubira recula d’un pas.
Leur ultime défenseur était au bord de la rupture.
Et le monstre… souriait.