chapitre 8

Les cendres du doute

Le monstre titubait. Chaque pas qu’il posait laissait derrière lui une traînée de chair en fusion. Sa peau, si on pouvait appeler ça ainsi, craquelait sous la pression interne. Son corps boursouflé dégageait une chaleur suffocante, comme si tout l’air autour de lui se transformait en poison invisible. Et pourtant… il était encore debout.

Ezra, à genoux, essuya le sang qui coulait de son front. Son souffle était haché, mais ses yeux ne quittaient pas la créature. Il entendait les battements précipités de son cœur, pas uniquement les siens. Tous autour de lui respiraient la peur et l’épuisement. Pourtant, personne ne reculait. Pas encore.

— Il n’a plus de tentacules, murmura Lima. Plus d’arme directe.

— Mais il a encore le feu. Et la vitesse. Et cette aura… qui t’écrase rien qu’en t’approchant, ajouta Tobias.

Les survivants se rassemblèrent en arc de cercle, chacun retrouvant une posture défensive. Même Yuna, sans pouvoir, se tenait debout. Elle serrait une barre de fer rouillée, comme si elle pouvait servir à quelque chose.

— On tient bon, lança Keita. Il a l’air de faiblir.

Mais personne ne répondit. Ce n’était pas un cri de guerre. C’était presque une prière.

Le monstre leva soudain son torse, arqua le dos, et projeta de nouveau un torrent de flammes noires. Cette fois, ce fut Lima qui érigea une paroi de glace immédiatement épaissie par Ayra avec un mur de terre.

Le souffle percuta la défense, la fissura, mais ne la brisa pas entièrement. Un miracle.

— On ne tiendra pas une autre comme ça, grogna Malik, le bras carbonisé jusqu’au coude.

— Ezra, envoie-lui une diversion ! cria Kubira.

— Avec quoi ? J’ai plus rien dans les jambes !

Un portail s’ouvrit sous Ezra, le projetant dans les airs. Kohaku avait agi sans prévenir. Ezra grogna en vol, reprit ses appuis sur une dalle de terre dressée par Ayra, puis sauta sur la tête du monstre, lui assénant un coup direct. Pas assez pour le blesser, mais suffisant pour le distraire.

Pendant ce temps, Keita, Hiro et Kubira concentrèrent leur attaque sur son flanc gauche. Des arcs, des ondes, des coups amplifiés. Rien ne tomba, mais le monstre chancela.

Oran, toujours présent, intercepta un contrecoup de queue improvisée, protégeant Soojin au passage. Son visage était couvert de sueur, ses pas incertains.

Kwame hurla une onde sonore vers le sol, fissurant une faille juste sous les pieds du monstre. Il tomba d’un genou. Ce fut la seule ouverture.

— Maintenant ! cria Tobias.

Mais ils n’en avaient plus la force.

Ils l’avaient acculé, blessé, déséquilibré. Mais ils n’avaient plus d’énergie. Leurs corps criaient halte. Leurs cœurs tenaient par volonté seule.

Et le monstre, hurlant de douleur, commença à émettre une lumière violette par la peau. Lentement. Enflant. Incontrôlable.

— Il va exploser ? demanda Rhan, affolé.

— Non. Il évolue encore, répondit Oran d’une voix blanche.

Un frisson traversa le groupe.

Ils avaient atteint le sommet de ce qu’ils pouvaient faire. Et le monstre… montait encore plus haut.

— On doit se replier, ordonna Hiro.

— Reculer ? demanda Ezra, presque choqué.

— Pas fuir. Se cacher. Trouver un abri, souffla Kohaku. Pour mieux revenir.

Ils comprirent tous en même temps. Et sans se concerter, ils commencèrent à reculer, couvrir les blessés, ouvrir un passage dans les décombres. Tobias fit sauter une grille. Ayra ouvrit une brèche dans un mur. Soojin distordit les décombres pour dégager un couloir.

Et dans le silence, chacun d’eux jeta un dernier regard au monstre. Il ne les poursuivait pas. Pas encore. Il se déformait toujours.

La fuite ne ressemblait pas à une défaite.

C’était un sursis.

Ils couraient à travers les ruines, enjambant les corps et les cendres. Le silence n’existait plus. Il y avait toujours un sanglot, un râle au loin, un bruit de pas trop rapide pour être humain. Mais ils couraient. Pas pour fuir… pour survivre.

Ce fut Ezra qui ouvrit la porte défoncée d’une ancienne boutique en criant :

— Là ! Le toit tient encore !

Ils entrèrent en groupe, tirant les blessés, essoufflés, brûlés. Une ancienne boutique de vêtements — les cintres étaient tordus, les vitres éclatées, le sol couvert de verre, de sang, et de morceaux de vêtements carbonisés.

Ayra et Lima firent immédiatement asseoir les plus faibles. Keita aida Rhan à se relever, Hiro coupa une étagère métallique pour en faire une barricade. Kubira posa Oran à l’arrière, là où il pouvait s’adosser au mur.

Le maître restait silencieux. Il respirait lentement, la tête baissée. Son souffle semblait saccadé, mais il ne laissait rien transparaître.

Puis il leva les yeux. Tous se turent.

— Vous… avez tenu. Mieux que prévu.

Il força un sourire, mais son visage était pâle.

— Ce monstre est plus qu’une simple créature. Il apprend. Il mute. Et il nous traque.

Yuna, qui restait près de la porte, serra les bras autour d’elle.

— Je comprends rien à tout ça… Pourquoi est-ce qu’on peut faire ce genre de choses ? Pourquoi certains d’entre nous ont des pouvoirs, et d’autres non ?

Le silence tomba à nouveau. Oran inspira profondément, puis parla plus lentement, plus gravement.

— Le pouvoir que vous sentez... ça s’appelle le WIND. C’est une force qui est en chacun de nous. Invisible, mais réelle. Il est là… dans l’air, dans notre sang… dans nos émotions. Chez les humains, il se manifeste quand une émotion forte explose. Colère, douleur, amour, désespoir. Et quand ça arrive, le corps s’adapte. Il se modifie.

Il s’arrêta, posa sa main contre sa poitrine. Il toussa, juste une fois. Rien de grave, mais on sentait la tension dans sa respiration.

— Et les monstres ? demanda Rhan.

— Ils ont aussi du WIND. Mais le leur est instinctif, brutal. Parfois... certains d'entre eux peuvent manipuler leur WIND pour le rendre semblable au nôtre. Pour nous tromper. C’est ce qui les rend encore plus dangereux.

Yuna fronça les sourcils.

— Et la surcharge ? Vous avez dit ce mot tout à l’heure.

Oran baissa les yeux, puis leva lentement la main, en montrant son propre corps.

— Chaque être humain a une limite naturelle. Une quantité de WIND qu’il peut supporter et canaliser. Quand on dépasse cette limite, le WIND devient instable. C’est ce qu’on appelle la surcharge.

Il s’interrompit. Une goutte de sueur tomba de son front. Il inspira plus profondément.

— Je ne suis pas encore en surcharge. Mais... je suis proche. Mon WIND commence à se retourner contre moi. Mon corps fatigue. Si je vais plus loin...

Il s’interrompit de nouveau. Cette fois, il toussa, un filet de sang perla sur ses lèvres. Immédiatement, plusieurs réagirent.

— Maître Oran ! cria Ayra.

— Il faut le soigner ! ajouta Tobias.

Mais Kohaku se leva brusquement, ses yeux rouges d’émotion.

— Vous comprenez pas ?! Vous croyez qu’il s’est mis dans cet état pour s’amuser ?! Vous savez ce que ça signifie, être rang A ?! Il aurait pu tuer ce monstre dès le début ! Mais il a choisi de vous sauver. Encore. Et encore. Il a repoussé ses limites, et maintenant il s’approche de la surcharge juste pour qu’on soit encore là à se plaindre dans une boutique pourrie !

Elle tremblait. Sa voix vibrait.

Keita s’approcha lentement, la voix douce

— Tu cries... parce que tu tiens à lui, non?

Elle le regarda, les larmes aux yeux, puis tourna la tête.

— Je crie... parce que je refuse de le perdre pour ça.

Hiro posa une main sur l’épaule de Kohaku.

— Elle a raison. Mais Oran a choisi de faire ce qu’il fait. Il savait ce que ça coûterait. Et il le referait

Un silence s’installa, pesant. Yuna regarda Keita. Il avait retrouvé ses pupilles. Un regard humain. Mais quelque chose avait changé dans ses yeux.

Puis un bruit. Une vibration.Le sol trembla légèrement.

— Ça vient de dehors, dit Ezra, tendu.

Un souffle passa à travers la vitrine brisée. Une odeur de brûlé. De chair en fusion.

— Il est là, murmura Oran.

Une silhouette énorme se dessina dans la poussière. Le monstre. Il avait muté encore. Sa peau brillait, ses muscles vibraient. Et son œil central fixait déjà la boutique.

Il n’avait pas fini.

Le combat reprit avec violence. Chacun puisait dans ses dernières ressources.

Keita et Kubira enchaînaient les attaques coordonnées : décharges électriques précises et frappes rapides. Kohaku ouvrait portail sur portail pour déplacer les alliés ou dévier les assauts du monstre. Tobias, malgré sa blessure, décomposait les projectiles lancés dans leur direction. Ezra multipliait les feintes, perturbant la vision du monstre par ses doubles fantômes. Kwame hurlait des ondes pour repousser les souffles brûlants.

Mais malgré leur coordination, le monstre restait supérieur. Il avait perdu de la mobilité, mais sa résistance et sa violence avaient grimpé. Chaque coup de poing ouvrait des cratères. Chaque rugissement faisait trembler les fondations.

Soudain, le monstre se tourna vers la boutique, celle-là même où Oran avait été laissé, protégé dans un coin. Comme s’il avait senti sa faiblesse.

Il leva le bras.

Un rayon d’énergie pure se forma entre ses doigts.

— NON ! cria Kohaku.

m

Mais elle était trop loin.

La lumière explosa en direction de la boutique.

Et alors que tous croyaient Oran condamné, une silhouette bondit devant l’entrée.

Ayra.

— Pas aujourd’hui !

Elle plaqua ses deux mains au sol, ferma les yeux, et hurla .

— DÔME DE ROC !

Le sol se souleva en spirale, encerclant la façade et la boutique. Un dôme de pierre solide, compact, épais, se forma en une seconde. Le rayon frappa, fit trembler la structure… mais ne la détruisit pas.

— Je suis là, Maître Oran, souffla Ayra, à l’intérieur, à genoux, le souffle court. Vous avez sauvé trop de monde pour qu’on vous perde maintenant.

Dehors, le combat continua. La tension monta encore.

Le monstre tourna sa tête, furieux. Il chargea à nouveau. Plusieurs esquivèrent de justesse.

Et soudain, dans tout ce chaos, un rire discret coupa le silence.

— Franchement… j’avais complètement oblié, dit Hiro.

Keita tourna la tête.

— Tu ris ? Tu plaisantes là ?

— Non, je suis sérieux, répondit Hiro en souriant malgré son état. J’ai un truc... que j’ai complètement zappé. J’peux réduire la puissance d’un adversaire. Minimiser son WIND. Le ralentir, l’affaiblir.

Kubira s’arrêta.

— Attends. Tu veux dire que tu peux affaiblir le monstre ?

— Oui, totalement. Mais vu sa taille et son niveau, si je le fais... je risque de tomber dans les vapes. Et ce serait pas l’idéal.

Un silence lourd suivit ses mots. Puis une voix fendit l’air.

— FAIS-LE ! hurla Malik, hors de lui. On n’a pas d’autre option !

Hiro soupira. Il ferma les yeux.

— Très bien.

Il leva les bras, et une onde invisible jaillit de son corps. Le monstre gronda, ralentit. Sa lumière violette vacilla. Son aura sembla s’étirer, s’effriter.

Tous le sentirent.

— Ça marche, murmura Lima. Il perd de l’énergie !

Mais Hiro, lui, vacillait.

— Un peu… encore un peu…

Ses jambes tremblèrent. Il tenta de rester debout.

— Je peux tenir… je peux...

Et soudain, il chuta.

— HIROOO ! hurla Kohaku, en courant vers lui.

Elle le rattrapa juste avant qu’il ne s’écrase au sol.

Il était inconscient. Vainqueur… mais vidé.