Chapitre 4 - Nérondelle

Ethan prit la main tendue. Ses doigts se refermèrent avec hésitation sur la paume tremblante du mage, encore tiède malgré le sang. Il se redressa lentement, son souffle haletant, ses jambes peinant à le porter. Chaque muscle criait, chaque souvenir hurlait. Mais il tenait debout. Pour l'instant.

— « On est où ? » lâcha-t-il d'une voix cassée.

— « C'est quoi, tout ça ?! »

Le mage tourna à peine la tête. Son regard était vide. Creux.

— « Ferme-la... et suis-moi. »

Un souffle. Une injonction, sans patience ni pitié.

— « On doit rejoindre Nérondelle. »

Ethan resta muet. Pas de réponse. Rien à ajouter. Pas même un mot pour lui-même. Le mage s'engagea dans la forêt noire sans un regard en arrière. Et Ethan le suivit.

Ce bois n'avait rien de naturel. Ce n'était pas une forêt comme celles des contes ou des souvenirs d'enfance. Celle-ci était malade. Démente. Vivante. Les troncs étaient noueux, tordus comme des corps brisés par la douleur. Leurs écorces craquelaient en stries profondes, semblables à des chairs brûlées. Certains pleuraient une sève sombre, épaisse, presque noire, qui coulait goutte à goutte, laissant derrière elle une odeur métallique et rance.

L'air... L'air était lourd, étouffant, saturé d'une puanteur mêlée de terre pourrie, de cendre froide, et de mort ancienne. Chaque pas faisait crisser des feuilles mortes qui n'avaient plus rien de végétal. Chaque souffle semblait réveiller quelque chose.

Ethan marchait en silence, derrière le mage. Ses jambes portaient son poids. Ses bras bougeaient. Mais il ne les reconnaissait pas. Ils étaient bien là. Intacts. Mais étrangers.

Comme s'ils appartenaient à un autre. Comme si quelque chose en lui était revenu... sans lui. Chaque geste provoquait une gêne sourde, une fausse familiarité, un malaise. Ses muscles réagissaient. Mais son esprit ne suivait pas. Son propre corps lui mentait. Devant lui, le mage avançait d'un pas rapide, presque nerveux, malgré ses blessures. Ses épaules tressautaient à chaque pas. Il fuyait peut-être autant qu'il guidait.

Puis, l'explosion. Un bruit sourd, profond, déchira l'horizon.

BOOOOUUUUM.

Le sol vibra sous leurs pieds. Une onde de choc remonta dans les racines mortes, faisant frémir les troncs. Un éclair rouge zébra brièvement le ciel malade au-dessus d'eux, projetant des ombres mouvantes sur le tapis de feuilles. Le mage s'arrêta net. Son corps se raidit. Puis un rire amer s'échappa de sa gorge. Râpeux. Mordu.

— « Hahaha... »

Il secoua la tête, les yeux noyés dans la brume rouge.

— « C'est Luscius, ça... Ce foutu monstre. »

Sa voix se tordit, déchirée entre rage, haine et désespoir.

— « Alors pourquoi ? »

Il se tourna à demi, sans vraiment regarder Ethan.

— « Pourquoi on a été envoyés là ? »

Ses poings tremblaient.

— « Pourquoi mes frères sont morts ? »

Sa voix monta, étranglée.

— « POURQUOI J'AI FAILLI CREVER ?! »

Un cri lancé au vide. Il s'éteignit dans un silence écrasant. Le mage baissa les yeux, le souffle court. Puis, sans un mot, il reprit sa marche. Lentement. Comme un homme brisé. Comme un survivant qui ne cherche plus qu'à tenir debout une minute de plus. Ethan, derrière lui, serra les dents. Il ne savait pas quoi dire. Il n'osait pas parler.

Il n'osait même plus penser. Tout ce qu'il avait connu... n'existait plus.

Le temps avait perdu tout sens. Une heure, peut-être plus, peut-être moins. Chaque minute dans cette forêt noire semblait s'étirer comme une agonie. Pourtant, enfin... ils virent la fin du bois. Le rideau de brume s'effilochait lentement, comme une main froide qui relâchait sa prise. Et alors, elle apparut. La cité.

Nérondelle.

Une brume fine flottait encore autour des murailles colossales, comme si la forêt refusait de relâcher complètement ceux qui l'avaient traversée. L'air y était plus sec, plus tendu, mais non moins étrange. Le monde ne se calmait pas il changeait de forme, et pas nécessairement pour le mieux. Devant eux, s'élevait une ville aussi majestueuse qu'inquiétante. Des bâtiments de pierre noire, veinée de reflets sombres, griffaient l'horizon. Les toits étaient recourbés, hérissés de pics tordus, comme autant de crocs dressés vers le ciel. L'architecture semblait plus sculptée dans une ombre figée que bâtie par des mains humaines. Au centre, dominant tout, s'étendait un château baroque, flanqué de flèches aiguës, d'un noir mat et d'angles trop parfaits pour être naturels. Il se déversait à flanc de montagne comme un parasite élégant, veillant sur la ville avec arrogance. Et juste derrière... Une tour. Une tour gigantesque, impossible. Elle s'élevait bien au-delà des nuages, transperçant le ciel gris de plomb comme une aiguille d'obsidienne, noire, lisse, étrangère. Elle déformait le paysage. Elle déformait la logique. Elle était là, et ne pouvait pas ne pas l'être.

Ethan s'arrêta net, la gorge nouée. Ses lèvres, à peine entrouvertes, murmurèrent dans un souffle.

— « C'est... c'est ça, Nérondelle... ? »

Le mage, sans même lui jeter un regard, serra la mâchoire. Son œil siffla de dédain.

— « Tsss... »

Aucune explication. Aucune compassion. Juste un ordre silencieux avancer.

Ils approchèrent des portes massives. Deux battants d'un métal noirci, aussi haut que des géants, gravés de runes lumineuses qui pulsaient faiblement comme un cœur endormi... ou une prison vivante. Des lumières pâles circulaient dans les sillons, comme du sang magique. Deux gardes se tenaient là. Silhouettes droites, revêtues d'armures sombres, aux reflets d'encre. Leurs visages étaient entièrement dissimulés sous des casques aux visières effilées, donnant à leur présence une aura déshumanisée. Ils ne bougeaient pas.

Seuls leurs yeux, cachés dans l'ombre, vivaient. Et ces yeux-là virent tout. L'un d'eux se tourna lentement vers Ethan. Il le détailla. Le visage sale. Fatigué. Les cernes noirs sous les yeux. Le souffle irrégulier. Puis le regard descendit.

Vers le manche vide de la chemise, preuve d'un bras autrefois arraché.

Vers le pantalon en loques, griffé par les ronces et les chutes.

Vers le pied nu, couvert de boue séchée et de sang.

Un rictus, presque imperceptible, passa sur les lèvres du garde. Un mélange de mépris... et de curiosité lasse. Puis il détourna le regard.

Le mage, lui, ne ralentit pas. Pas un mot. Pas un geste de salutation. Il traversa le seuil comme on entre dans la gueule d'une bête familière. Sans crainte. Sans respect. Comme quelqu'un qui sait déjà que le monstre ne mordra pas cette fois. Derrière lui, Ethan hésita une demi-seconde. Un frisson remonta sa colonne.

Mais il n'avait nulle part où aller. Il n'était personne. Alors il entra à son tour.

Ils parcouraient les rues comme deux ombres traînant leur fatigue au cœur d'un labyrinthe de pierre. Les ruelles de Nérondelle s'enchaînaient, sombres et étroites, serpentant entre des bâtiments étouffants aux toits d'ardoise effilée. Les pavés, irréguliers, suintaient d'humidité. Au loin, des cloches tintaient sans rythme, comme des râles de métal.

Puis, le mage s'arrêta. Brusquement. Sans un mot, sans un regard. Il se retourna.

— « C'est bon, maintenant lâche-moi. »

Ethan s'immobilisa.

— « Quoi ? »

Le mage soupira, exaspéré, puis cracha ses mots comme on jette un os à un chien errant.

— « Je t'ai gardé avec moi pour me servir d'appât si d'autres monstres apparaissaient dans la forêt. »

Il haussa les épaules, sans gêne.

— « Maintenant, va voir ailleurs si j'y suis. »

— « Hein... ? Attendez. Vous ne pouvez pas me laisser ici ! Je ne connais rien à cette ville ! »

La panique revenait. Le sol semblait se dérober à nouveau sous ses pieds. Mais le mage leva les yeux au ciel, las.

— « Tsss... C'est pas mon problème. »

Puis il tourna les talons. Et disparut dans la foule. Le claquement de ses bottes s'éloigna entre les échos des ruelles. Ethan resta là. Seul. Lentement, il s'approcha d'une caisse en bois à moitié pourrie, posée contre le mur d'une taverne à l'enseigne pendante. Il s'assit. Le bois grinça sous son poids, humide, fragile, rongé par les moisissures. Un clou rouillé dépassait à quelques centimètres de sa jambe. Autour de lui, la ville vivait sans lui.

Des silhouettes passaient. Hommes et femmes au regard dur, le visage buriné par la cendre et les années. Des enfants crasseux couraient pieds nus dans les caniveaux. Des femmes en robe de cuir, de fer, ou de toile, marchaient d'un pas rapide. Tous... l'ignoraient. Il inspira profondément. Puis tenta. Juste pour voir. Il voulut dire son nom. Mais rien ne sortit. Un vide. Un souffle glacé dans la poitrine. Ses lèvres tremblèrent, cherchant un mot. Une syllabe. Un morceau d'identité. Rien. Comme un parchemin effacé. Comme un rêve oublié au réveil.

— « Je... »

Il ferma les yeux. Il se souvenait de sa chambre, du vieux piano, du sac de boxe couvert de sueur, des piles de mangas autour du lit, du goût du café tiède, même de la douleur... de la mort. Mais pas de son nom. Celui qu'il était. Celui qu'il n'est plus. Supprimé. Effacé. Ses mains se mirent à trembler. Une bouffée de panique envahit son ventre. Son souffle s'accéléra.

— Qui suis-je... ?

Mais la foule passait. Indifférente. Comme si son existence n'avait jamais compté.

Un jeune garçon s'arrêta brièvement devant lui. Les cheveux dressés en crête, un foulard masquant la moitié de son visage, il le détailla d'un regard amusé.

— « T'as une sale gueule, étranger. » Il renifla bruyamment.

— « Si t'as pas d'pièces, vaut mieux pas traîner là. »

Puis il disparut aussi, ricanant entre deux ruelles sombres. La caisse sous Ethan craqua à nouveau. Il ne bougea pas. Il était seul. Sans nom.